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L’attenté aiguë où les heures sont éternelles, où chaque bruit, chaque herbe qui bouge prend une importance dans le souvenir, une attente à la fois exaspérante et recueillie : chacun seul devant son destin, prêt à crier, sentant la douleur vive d’un doigt pénétrant jusqu’au cœur... Attente.

Et tout à coup l’étrange glas que sonne la cloche la plus grave de la tour... Voix de cauchemar, voix d’agonie, délire ou hallucination ; coups martelés implacablement ; bourdonnement qui va s’élargissant, et qui s’impose, et qui remplit la ville, la vallée, auquel répond en chaque village une autre voix ; appel qui monte du fond des siècles et que chacun, sans l’avoir jamais entendu, reconnaît... Tocsin, voix du tocsin, tragique et lente, la même qu’en ce temps où les guetteurs de l’antique cité voyaient du haut de leur beffroi les flots de l’inondation gagner la plaine, les flammes de l’incendie dévorer les poutres des toits, les froids éclairs d’acier d’une forêt de piques, surgie à l’horizon et grossissante, scander la marche de l’ennemi.

1er -2 août 1914. — Pour ceux qui partaient, c’était bien simple. Ils s’élançaient, sans regarder derrière, les yeux brillans et la bouche gamine. Même enthousiasme, même insouciance, même héroïsme inconscient. Sur les douces collines de France, la Marseillaise s’était dressée, les cheveux dénoués par le vent des Victoires, glaive tiré, criant : Aux armes ! Et tous, au-dessous d’elle voyant flotter les trois couleurs, choisissaient celle de leurs rêves, rouge des batailles, blanc mystique et bleu des poètes... la choisissaient et couraient au tournoi.

Mais ceux qui restaient... oh ! ceux qui restent ! La vie qui s’arrête de battre en plein cours et dans les décors où tout à l’heure elle débordait de puissance ! Tristes maisons changées en châteaux de la Belle au bois dormant, où régnera la mort jusqu’au « Retour, » chambres closes qui gardent le parfum de l’absent, jardins lugubres où fleurit une cruelle moisson de roses, route blanche, qui ne résonne plus d’un cher pas familier, allée tournante où s’encadrait la silhouette disparue. Repas silencieux autour de la table trop grande, les regards se fuyant, et le pain salé par les larmes. Longueur insoutenable des heures et des jours. Vision du bonheur qui s’écroule, et d’une ombre, au-devant de soi, que l’on voit naître, grandir et s’allonger jusqu’à tout ensevelir. Maisons désolées, tristes demeures, désertées même par « ceux qui restent, » avides de fuir la hantise de leur