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l’admiration qu’il professe pour la force brutale, devant laquelle il s’incline bien bas, et le peu de souci que lui causent les dénis de justice. Ce sont ces défauts-là qui feraient de lui un admirateur de l’impérialisme germanique, admirateur prudent, bien décidé à ne pas compromettre son repos et à se tenir à bonne distance de la bagarre. En résumé, Sancho répond tout à fait à l’état d’âme du « germanophile » espagnol neutraliste. Et nous voilà ramenés d’une façon assez imprévue à ce symbolisme cher aux romantiques allemands que nous combattions tout à l’heure. Si l’on voulait en effet, à toute force, symboliser les deux hommes, les circonstances présentes inviteraient à chercher en Don Quichotte le symbole de l’individualisme héroïque, qui, dédaignant le triste terre à terre de l’existence pour ne vivre que de sentimens nobles et désintéressés, s’engage seul dans des entreprises souvent folles et périlleuses, où il finit par succomber, mais content d’avoir tout sacrifié à ses principes. ; Sancho, de son côté, nous offrirait l’image de l’être soumis, domestiqué et organisé selon la recette de M. Ostwald, n’agissant que sous l’empire de la crainte ou par l’appât d’une récompense, et résigné à se courber devant n’importe quel pouvoir, pourvu que ce pouvoir lui assure une somme suffisante de jouissances matérielles.

Entre ces deux hommes, il nous plaît de croire que l’Espagne a fait son choix. Malgré certaines apparences évidemment trompeuses, l’Espagne du XXe siècle ne peut pas renier ses traditions héroïques qui remontent très haut dans son histoire et qui lui ont assuré l’estime du monde entier ; elle ne sacrifiera pas pour quelques avantages d’ailleurs problématiques tout un passé de désintéressement et d’honneur. L’Espagne, quoi qu’on puisse dire, restera fidèle à Don Quichotte.


A. MOREL-FATIO.