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rompit à un moment donné, mais qui subsistait plus généralement qu’on ne le croit chez beaucoup d’Espagnols bien nés, grands admirateurs de la « noble France » et de ses « monsiures. » Un trait bien marqué du caractère de Cervantes-Don Quichotte le range aussi à nos côtés : son humanité. Tandis que la plupart des écrivains espagnols de la grande époque, comme l’a noté Montégut, nous repoussent parce qu’ils ont de sec, de raide et même de cruel [1], Cervantes ou son sosie nous attire par ses sentimens profondément humains. « Don Quichotte est un des nôtres, c’est un frère en humanité, » dit encore Montégut ; ajoutons : un frère en grandeur d’âme et en générosité. Qu’aurait-il pensé d’un empire fondé sur la violence, la haine, les rapines et le mépris des traités ; qu’aurait-il pensé surtout d’une armée de géans, — de ces géans comme il en voyait si souvent dans ses rêves, — se ruant sur le faible qui n’a commis d’autre faute que de défendre son sol et ses foyers, les croyant garantis par la parole jurée ? Comme il eût trouvé beau ce roi Albert de Belgique et son refus hautain de garder une couronne au prix d’une trahison ! Quels beaux coups de lance il eût donnés en Serbie et de quelles invectives n’eût-il pas accablé les malandrins qui, à cent contre un, ont terrassé l’héroïque petite nation ! Allons, la cause est entendue : Don Quichotte ou Cervantes, ce qui revient au même, est certainement « aliadophile. »

En revanche, il y a lieu de craindre que Sancho Panza ne soit « germanophile. » On le dit ici à regret, à cause de quelques bonnes qualités qui ornent notre écuyer ; mais ses défauts, et ils sont nombreux, le relèguent dans le camp de nos ennemis. Le soin qu’il prend de son outre, quand elle est bien remplie, et des bâts de son âne, quand ils sont bien bourrés de victuailles, son gros appétit et sa soif inextinguible, qui concordent avec le type classique de l’Allemand ivrogne et goinfre, ne seraient pas un argument décisif. Plus graves et convaincans sont son amour du bien d’autrui, quand il sait qu’il pourra s’en emparer sans trop courir de risques, ses ruses sournoises, puis

  1. Le critique va trop loin en refusant aux mystiques et particulièrement à sainte Thérèse tout esprit de charité. La réforme du Carmel tendait à autre chose qu’à distribuer de la soupe à la porte des monastères, — ce soin incombait à d’autres ordres, — mais la sainte a aimé la pauvreté et en a senti la grandeur ; elle l’a d’ailleurs aussi secourue.