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l’abstention de la monarchie espagnole. Des grandes nations en ce moment aux prises, il ne connaissait de ses yeux que l’Italie, une Italie divisée en beaucoup d’Etats, dont plusieurs dépendans de la couronne d’Espagne et gouvernés par ses vice-rois. Quelle stupéfaction pour lui qu’une Italie unie, délivrée du joug espagnol et gardienne d’une Rome purement spirituelle, isolée et impuissante ! Des Allemands il ne savait rien, sauf qu’au cours de ses voyages en Espagne, il avait souvent rencontré de ces pèlerins de Compostelle venus d’outre-Rhin, « qui, dit-il, ont coutume de visiter nos sanctuaires, qu’ils appellent leurs Indes, à cause des gros profits qu’ils en tirent ; ils parcourent notre pays en tous sens, et il n’y a village dont ils ne sortent bus et repus, comme on dit, et avec un réal au moins en monnaie, lequel multiplié leur vaut, au bout de leur voyage, plus de cent ducats en or, qu’ils rapportent chez eux dissimulés dans le creux de leurs bourdons ou dans les coutures de leurs capes pour échapper aux gardes des frontières. » A la place de pèlerins, il rencontrerait aujourd’hui des commis voyageurs tout aussi aptes à échanger des réaux en ducats ; mais ce qui le surprendrait et l’indignerait fort, serait la prétention de ces mendians sordides de jadis, devenus riches et puissans, d’établir la suprématie allemande en Europe et, à cette fin, d’anéantir les nations latines. Un pur latin comme Cervantes, pour qui le bassin de la Méditerranée représentait l’unique foyer de la civilisation européenne, s’incliner devant des barbares du Nord ! A aucun prix : une telle abdication le révolterait extraordinairement.

Pour dire vrai, il ne se sentirait peut-être pas très attiré vers nos alliés les Anglais, divers incidens de sa carrière et les affronts subis sous le règne de Philippe II par l’Espagne, du fait de la marine régulière ou des corsaires britanniques, l’ayant assez mal disposé à l’égard de la grande Puissance insulaire ; et toutefois, dans sa nouvelle L’Espagnole anglaise, il a parlé avec tant de mesure et de courtoisie d’Essex et de la reine Elisabeth elle-même qu’on ne découvre en lui aucune tendance à l’anglophobie. A notre endroit, ses sentimens sont amicaux, comme on l’a déjà vu par le récit du licencié Marquez Torres et comme l’indiquent encore des passages du Persiles : nos différends n’ont pas éteint chez lui tout souvenir d’une ancienne amitié franco-castillane remontant au XIVe siècle, que la politique