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III

En temps de crise, les nations éprouvent le besoin de s’abriter sous l’aile de leurs grands hommes et cherchent à deviner s’ils auraient approuvé la conduite qu’elles tiennent et les sentimens qui les animent. Il est probable que certains Allemands se sont demandé depuis 1914 ce que l’olympien et cosmopolite Gœthe aurait pensé des méthodes de guerre de leurs dirigeans, de l’asservissement, érigé en principe par leurs « kulturistes, » des petites nationalités et de la fondation d’une plus grande Allemagne sur les décombres de l’Europe par le fer et par le feu. La réponse qu’ils ont reçue de l’ombre de Gœthe n’a pas dû les satisfaire beaucoup. Nous avons sur eux l’avantage d’être plus assurés de l’approbation de nos conducteurs d’âmes. Si Corneille pouvait descendre de son piédestal de la Montagne Sainte-Geneviève et visiter les avancées de Verdun, tout porte à croire qu’il ne se déclarerait pas mécontent de ses Français et qu’il ne regretterait pas les enseignemens d’héroïsme qu’il leur donna il y aura bientôt trois siècles.

Les Espagnols d’aujourd’hui ont-ils aussi interrogé celui qui personnifie leur génie à travers les âges et savent-ils s’il aurait donné son assentiment à la neutralité qu’ils observent dans le terrible conflit qui ébranle notre planète ? Questions délicates et qu’il serait peut-être pertinent de les laisser trancher eux-mêmes, d’autant plus qu’ils ne manquent pas d’écrivains « ingénieux, » qui, au moment de l’anniversaire de 1916, ont dû se les poser, se préparant sans doute à y répondre. En attendant de connaître leur réponse, qu’il nous soit permis, par pur dilettantisme et avec toutes les précautions nécessaires pour ne blesser aucune susceptibilité, d’évoquer l’ombre de l’hidalgo Miguel de Cervantes et de la mettre en présence de ce qui se passe actuellement en Europe.

A la question « aliadophile » ou « germanophile, » pour parler la langue espagnole du jour, Cervantes serait bien empêché de répondre, car le monde a marché depuis Philippe III et le groupement des Puissances n’y est plus le même qu’alors. Grande serait sa surprise de voir toute l’Europe en feu, y compris le petit Portugal, qu’il a appelé une fois « le lambeau arraché à la robe de l’illustre Castille, » et de constater