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beaucoup d’ingéniosité et de talent, sont devenus à la longue une sorte de lieu commun littéraire. Chaque époque, chaque nation, chaque école a envisagé à sa manière les deux créations de Cervantes. Jusqu’à l’avènement du romantisme, la critique tant anglaise qu’allemande ou française traite le Don Quichotte comme un livre amusant, des plus amusans qui soient, et ne le soumet pas à une analyse bien approfondie ; elle constate qu’il est une source toujours jaillissante de bonne et franche gaité et ne prend pas la peine de remonter aux origines de cette source. Plus tard, l’étude comparée des littératures nationales inaugurée en Allemagne, qui eut pour conséquence la réhabilitation du Moyen Age et de la chevalerie, classa le chef-d’œuvre de Cervantes au nombre des grands livres romantiques : le Don Quichotte fît alors son entrée dans la haute littérature, et Cervantes fut égalé à Dante, à Shakspeare, à Rabelais et à Molière. Il n’en fallut pas plus pour mettre en campagne tous les symbolistes, les dénicheurs de sens caché et les abstracteurs de quintessence.

Un de nos jeunes germanisans vient de consacrer plus de six cents pages à l’étude de la littérature relative à Cervantes en Allemagne depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours [1], et il s’excuse de n’offrir à ses lecteurs que les « premiers résultats » d’une enquête qu’il souhaite de voir se poursuivre. Combien de volumes non moins compacts faudra-t-il donc pour épuiser la matière ? On est surpris, à la lecture du très consciencieux ouvrage de M. Bertrand, de la banalité et parfois aussi de l’incongruité de beaucoup de jugemens portés par les plus fortes têtes de la pensée allemande sur Cervantes et sur le Don Quichotte. Gœthe n’a presque rien écrit qui mérite d’être cité et il paraît d’ailleurs avoir plutôt goûté les Nouvelles ; Guillaume de Humboldt a mieux compris le grand roman, mais cela tient à ce qu’il voyagea en Espagne où il rencontra des muletiers qui lui donnèrent au moins l’explication de Sancho Panza ; Frédéric Schlegel déclare d’un ton doctoral que « de ce créateur immortel (Cervantes) il faut avoir lu et traduit tout ou rien, » devançant ainsi les cervantistes les plus falots de notre temps qui prêchent la théorie du bloc ; l’autre Schlegel s’en tire avec le mot romantique : « Le poème du divin Cervantes est un peu plus qu’une

  1. J.-J. A. Bertrand, Cervantes et le romantisme allemand, Paris, 1914.