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Comme d’autres livres célèbres, le Don Quichotte n’a pas complètement résisté à l’épreuve redoutable de la traduction : bien des passages qui enchantent le plus les Espagnols dans les dialogues des deux protagonistes s’évaporent en passant du castillan en une langue étrangère quelconque ; certains tours, certains idiotismes et, en somme, tout ce qu’embrasse le nom de couleur locale disparait ou s’atténue beaucoup, même chez les plus habiles traducteurs. Mais à côté de ces « choses d’Espagne » dont la parfaite intelligence n’appartient qu’aux compatriotes de Cervantes, il en reste tant d’autres accessibles à tous que le Don Quichotte a été très vite adopté par l’humanité entière et est devenu un de ses romans de prédilection : peut-être ne partage-t-il qu’avec Robinson Crusoé l’honneur de n’avoir absolument pas vieilli et, point capital, de s’adresser à tous les âges. Le plus grand signe de vitalité d’un livre d’imagination n’est-il pas en effet qu’on en puisse tirer des abrégés pour l’enfance et la jeunesse, sans le trop affadir ? Il y a donc un Don Quichotte essentiellement espagnol pour les initiés et un Don Quichotte universel, cosmopolite, pour les profanes ; un premier Don Quichotte complet, tel qu’il est sorti de la plume de son auteur et qui exige, pour être bien compris, une connaissance sérieuse de la langue et de l’histoire d’Espagne, puis un second simplifié, d’où l’on a le plus possible exclu les singularités du cru. C’est ce second Don Quichotte qui a acquis droit de cité partout et qui s’est répandu sur toute la surface du globe ; aussi Mérimée a-t-il eu raison de dire que c’est en grande partie à ses traducteurs que Cervantes doit sa renommée. Dans ce roman maintenant dénationalisé et universalisé, quelles intentions les étrangers ont-ils prétendu découvrir ? La discussion ne porte plus sur le point de savoir si le Don Quichotte représente une satire sociale ou une satire littéraire, — la solution de ce problème est laissée aux Espagnols qu’elle intéresse seuls, — elle porte presque uniquement sur la signification à attribuer aux caractères des deux héros.

On a, comme c’était à prévoir, insisté sur le contraste entre l’hidalgo et son écuyer, considérant dans l’un le « symbole de l’âme » et dans l’autre le « symbole du corps ; » on a opposé l’idéalisme du premier au réalisme du second, les nobles rêveries de Don Quichotte aux grossières trivialités de Sancho, et ces rapprochemens, où des critiques très prisés ont dépensé