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irrésistible. Et il ne s’agit pas seulement de mots complètement tombés en désuétude, mais de la prononciation et de formes vieillies de mots de la langue courante. Rien que l’emploi, par exemple, du mot fermosura pour hermosura ou celui de la seconde personne du pluriel au lieu de la formule usitée du temps de Cervantes de Votre Grâce, rien que cette légère teinte d’archaïsme donne au langage du chevalier une saveur et un piquant qu’appréciaient fort les Espagnols du XVIIe siècle et que sentent encore très vivement ceux d’aujourd’hui. Si Cervantes n’avait pas disposé de cette ressource, s’il avait dû faire parler son maniaque comme un hidalgo quelconque, la gravité vieillotte qui émaille ses discours n’aurait pas été rendue, et, de plus, son langage ne se serait pas distingué d’une façon assez tranchée du parler trivial de Sancho.

Mais si les chevaleries ont été pour Cervantes un accessoire très utile, elles n’ont jamais été pour lui l’essentiel. Comme on l’a déjà remarqué, il n’a jamais pu entrer dans sa pensée de tuer, en la parodiant, une littérature à bout de souffle, presque moribonde et dont les adeptes ne comptaient plus. En 1605, il ne pouvait plus être question de protester, comme l’avaient fait soixante ans auparavant les députés aux Cortès, contre les dangers de ces « livres de menteries et de vanité comme sont les Amadis et autres de son espèce, » qui exaltaient outre mesure les esprits et causaient de nombreux ravages, surtout chez les femmes ; de tels livres n’avaient plus la vogue, et de même que beaucoup de nos romans ou de nos drames à gros succès du XIXe siècle ne se retrouvent plus que dans les cabinets de lecture de province, il n’y avait plus au XVIIe siècle en Espagne que des attardés ou des monomanes comme Don Quichotte pour se nourrir de chevaleries et les collectionner. La mode était ailleurs, non pas même aux pastorales et aux bergeries, elle était aux romans de mœurs contemporaines, aux nouvelles picaresques ou du genre italien. Pourtant, bien des gens d’âge mûr se souvenaient d’avoir lu dans leur jeunesse les Amadis, et c’est ce qui permit à Cervantes de tabler sur une connaissance encore assez répandue de ces livres dont il se servit avec tant de bonheur, à la fois pour motiver la folie de son héros et pour ajouter à sa propre invention quelques grâces de surcroit qui lui impriment vraiment un cachet inimitable.