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Convaincu que l’Espagne, affaiblie par une trop grande déperdition de forces matérielles et humaines aussi bien que par une organisation sociale incompatible avec le rôle qu’elle voulait tenir dans le monde, ne réaliserait pas les rêves de ses gouvernans, il a préféré rire de cette déconvenue pour ne pas être obligé d’en pleurer. Ce rire, quoique tempéré et sans amertume, déplut fort aux défenseurs de l’hidalguisme, à ces vieux Castillans ombrageux qui accusèrent Cervantes d’avoir insulté à leurs convictions intimes en écrivant la satire burlesque de l’héroïsme national. Sans doute on n’admettra pas avec les plus exaltés d’entre eux que Cervantes ait délibérément porté un coup mortel à la grandeur de la monarchie espagnole ; on leur concédera cependant que son roman laisse parfois, malgré toute la belle gaîté qui y est répandue, une impression un peu mélancolique et affligeante, parce qu’il nous fait entrevoir le déclin de cette grandeur en en soulignant quelques causes.

L’importance sociale du Don Quichotte une fois démontrée et reconnue, la question des livres de chevalerie passe au second plan et il devient facile de déterminer la place que ces livres occupent dans la création de Cervantes. Les chevaleries constituent, si l’on peut ainsi dire, le procédé littéraire ; elles permettent à l’auteur d’étendre et d’embellir indéfiniment son sujet, en l’approvisionnant à foison d’incidens et d’aventures. Quand Cervantes se sentait à court, il n’avait qu’à puiser dans le trésor immense du roman chevaleresque : en transposant et en parodiant tel ou tel épisode d’un Amadis ou d’un Palmerin, il s’épargnait la peine d’inventer et il charmait ses lecteurs, enchantés de retrouver quelque ancienne connaissance sous un nouveau travestissement. Aujourd’hui que nul ne s’intéresse plus à cette littérature médiévale démodée, Cervantes nous semble en avoir un peu abusé, surtout dans la seconde partie du roman ; mais les contemporains en jugeaient autrement : des aventures et des personnages qui ne nous disent plus rien leur étaient familiers ; aussi les pastiches habilement exécutés qu’on leur en offrait les ravissaient-ils d’aise. Ils souriaient maintenant de ce que leurs pères avaient pris au sérieux. Ce n’est pas tout : le plus grand service peut-être que les chevaleries rendirent à celui qui sut si bien les exploiter fut de lui fournir un jargon spécial, qu’il mit dans la bouche de Don Quichotte et qui, lu ou prononcé, produit un effet comique