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du Titien, de celui notamment qui le montre à cheval, la lance à la main et prêt à fondre sur les protestans allemands, pourrait faire penser au Chevalier à la triste figure, et les illustrateurs du Don Quichotte n’ont pas été des derniers à noter cette ressemblance et à s’en servir ; mais c’est tout : les noms du roman ne cachent certainement aucune personnalité célèbre. En revanche, d’un bout à l’autre du livre, le système administratif de Philippe II est certainement visé, et si Cervantes ménage la personne du Roi en la passant sous silence, il ne ménage guère les pratiques de son gouvernement ni la conduite de ses agens. On peut croire aussi qu’il a démêlé l’esprit chimérique des entreprises extérieures de Philippe II. Témoin des progrès de la puissance ottomane dans la Méditerranée, malgré Lépante, et de l’insuccès des tentatives faites pour l’enrayer, Cervantes, en sa qualité aussi de pourvoyeur de la grande Armada, put mesurer la folie de cette expédition mal préparée et plus mal exécutée, et assista ensuite aux échecs diplomatiques et militaires des dernières années du règne. Les déceptions cruelles qui affligèrent le sombre roi au fond de son Escurial n’ont-elles pas quelque analogie avec celles que Don Quichotte récolta pendant ses chevauchées ? N’y a-t-il pas dans le fanatisme de Philippe II quelque chose qui rappelle la manie de Don Quichotte et la crédulité de Sancho ? Les moulins à vent du Roi, ce sont les hérétiques, il en voit partout et se persuade qu’il les exterminera jusqu’au dernier : seulement, les Flamands résistent, la moitié des Pays-Bas se libère de son joug et fonde une république. Il rêve, comme l’écuyer, de conquérir une île et d’en devenir le maître : ses bateaux sont coulés ou sombrent dans la tempête. Il veut alors, avec l’aide de la maison de Lorraine, s’emparer d’abord de la Bretagne, pour s’assurer une base navale contre l’Angleterre, puis de la couronne de France qu’il réserve à sa fille chérie, Isabelle ; mais il a compté sans le bon sens et le patriotisme de Jacques Bonhomme, nous nous ressaisissons et les derniers Espagnols de la Ligue quittent Paris, salués par Henri IV, qui leur souhaite bon voyage en les priant de ne pas revenir. De ce rapprochement, qu’il ne faudrait pas pousser à l’absurde, résulterait au moins que, si Cervantes n’a pas eu la pensée de s’attaquer au souverain lui-même, il a, au moyen de Don Quichotte, de Sancho et de leurs comparses, indirectement fustigé le régime dont ils sont la vivante image.