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sociale à laquelle il appartenait et dont une longue expérience lui avait révélé les tristes servitudes à côté de quelques grandeurs : en promenant Don Quichotte et Sancho sur toutes les routes d’Espagne, son cadre s’est élargi, et il y a mis bien d’autres variétés du monde espagnol, depuis les galériens et les montreurs de marionnettes, les aubergistes et les souillons de cuisine, les muletiers et les soldats réformés jusqu’au paysan cossu, au magistrat, au médecin, au noble titré et au grand d’Espagne, maître souverain en son « état : » sans parler des types provinciaux, Andalous, Castillans et Catalans, et des derniers musulmans espagnols, ces malheureux Morisques, sur lesquels, à la veille presque de leur expulsion définitive d’Espagne, il a répandu tout ce qu’il avait amassé de haine contre le Croissant pendant sa captivité dans les bagnes d’Alger. En somme, on peut appliquer à Cervantes ce que Sancho disait de son maître : « Je croyais bonnement qu’il ne savait que ce qui a trait à ses chevaleries, mais maintenant je crois qu’il n’y a plat où il ne pique-et ne laisse de mettre sa cuillère. » Toute l’Espagne s’est mirée dans son miroir, et à ce titre il n’y a aucune exagération à reconnaître dans le Don Quichotte le grand roman social du XVIe siècle espagnol, de la seconde moitié surtout.

Certains personnages que Cervantes nous montre dans son livre et certains sous-entendus qu’on a prétendu y découvrir ont donné lieu à des hypothèses très risquées et à des interprétations fantaisistes que rien ne justifie. Le Don Quichotte n’est pas un roman à clef. Il est possible que Cervantes ait peint d’après nature tel ou tel personnage, possible aussi que le héros lui-même nous représente quelque hidalgo maniaque de son voisinage, aucun nom historique célèbre ne saurait être substitué aux noms imaginés par l’auteur. Don Quichotte n’est ni Charles-Quint ni le duc de Lerme, comme on l’a supposé très inconsidérément. Quoique fort instruit des tares du régime gouvernemental et administratif de son pays, Cervantes ne s’est jamais senti la vocation d’un frondeur politique ni d’un réformateur ; jamais il ne se serait permis de satiriser un ministre tout-puissant, ni de projeter une ombre sur la mémoire d’un grand souverain. Charles-Quint, l’homme le moins aventureux du monde, n’offre au moral rien qui permette de le comparer à Don Quichotte ; son physique seul, tel qu’il ressort des portraits