Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’ils ne peuvent comprendre les philosophes de 70, qui, à cette époque, conservaient, malgré tout, de grandes et belles espérances de paix future et de réconciliation universelle ! » « Utopies ! » s’écriait F. Buloz, qui ne partageait pas, lui non plus, ces rêves.

« Notre conversation d’hier, écrit-il à Ernest Renan le 22 octobre, m’a rempli d’humeur noire et de sombres pressentimens. Non, vous ne pouvez vous réserver pour des jours plus néfastes encore, et tous, nous devons d’abord tout faire pour prévenir et empêcher absolument ces jours funestes qui revenaient trop dans notre conversation d’hier. Ils ne viendront pas, ces jours plus néfastes encore, et nous vaincrons cet impitoyable ennemi qui nous cerne. Songez à ce jour-là, et non à d’autres. La France ne s’est-elle jamais relevée d’aussi bas ? A quoi sert d’ailleurs de songer à un désastre suprême, si ce n’est pour le détruire en animant tous les courages ? Vous prendrez certainement votre part dans cette lâche commune, et vous ne pouvez vous retirer de nous à l’heure où tant d’autres sont loin de Paris, et travaillent sans doute au salut public. Si la politique vous répugne, il y a d’autres manières de concourir au but que nous devons tous nous proposer, et certainement vous ne garderez pas le silence dans ce temps de malheur où tous les hommes de talent doivent faire entendre leur voix [1]. »

Après les nouvelles de la prise et du sac de Châteaudun, il lui écrit encore le 25 :

« Vous voyez l’horrible conduite de l’Allemagne en France et ce qu’elle vient de faire de cette petite ville de Châteaudun, qui a voulu défendre ses foyers. Il n’y a plus d’illusion possible, et ses savans, ses écrivains, Mommsen en tête, poussent avec furie au démembrement de notre pays. Il n’y a plus d’hésitations, si vous voulez garder l’Alsace et la Lorraine, qui ne veulent pas des Allemands. Lisez les manifestes de Mommsen dans la Perseveranza de la fin d’août, vous me direz ce qu’il faut attendre des sentimens de ces sauvages civilisés, comment aussi ils devaient recevoir vos appels à la conciliation des deux pays. Nous avons été dupes et il ne faut pas continuer ce rôle naïf, car ils y ajouteront l’offense.

« Tout à vous.

« F. BULOZ. »

  1. Inédite. Les lettres de F. Buloz à Renan m’ont été communiquées par Mme N. Renan.