et corvéables, qui forme comme partout la première assise de la nation, celle qui tient aux entrailles de la terre ; secondement, la gentilhommerie citadine ou campagnarde, c’est-à-dire les hidalgos, et, en troisième lieu, la noblesse patentée de tous degrés, depuis le simple caballero jusqu’aux comtes, marquis et ducs, qui continuent en une certaine mesure les riches-hommes du Moyen Age. Chacune de ces classes observe sa voisine et la hait, les deux privilégiées s’enfermant dans les limites de leur domaine et repoussant impérieusement tout empiétement des inférieurs : elles ont leur étiquette immuable qu’on n’enfreint pas sans danger. Combien d’épées sortirent de leur fourreau en Espagne pour un Don omis involontairement ou à dessein, pour une Grâce substituée à une Seigneurie ! Cette hiérarchie de classes existe aussi ailleurs, chez presque toutes les nations de l’Europe chrétienne ; mais ce qui distingue des autres la nation espagnole, c’est l’importance extraordinaire que prit, dès avant le XVIe siècle, la classe intermédiaire du petit gentilhomme, de l’hidalgo. Les étrangers voyageant à travers la Péninsule en étaient frappés et notent cette particularité dans leurs relations. Rappelons seulement le portrait en raccourci, tracé vers 1460 par notre compatriote Robert Gaguin, du pauvre écuyer castillan, qui, satisfait d’avoir vécu misérablement dans la domesticité d’un riche seigneur, ne laisse en mourant à ses héritiers que sa rondache, son épée et sa dague, son épieu et sa lance, son carquois et son arbalète. Ne voilà-t-il pas à peu de choses près le mobilier de Don Quichotte ? Chacun en Castille voulant être noble par point d’honneur et aussi par intérêt, afin de se soustraire à des charges fiscales, à l’avilissante taille que seuls payent les vilains, il fallait avoir recours à toutes sortes de pratiques, souvent peu licites, pour s’assurer la qualité de gentilhomme : acquérir des preuves de vie noble et de pureté de sang, telle était la grande occupation de quiconque cherchait à fuir l’abjection de la vie laborieuse et des métiers mécaniques. L’énorme quantité d’anciens brevets de noblesse, de carias de hidalguia, que recèlent les arrière-boutiques des libraires espagnols, atteste cette fièvre nobiliaire dont furent atteints tant de contemporains de Cervantes. Lui-même en souffrit cruellement, plus qu’il ne l’a avoué ; lui trop pauvre pour s’offrir le luxe d’un brevet et à qui ne fut jamais reconnu le droit de porter le Don, il a pu mesurer la profonde ironie de
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