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chant du Don Juan, donnant ainsi aux plaintes de l’Espagnol de Bruxelles une notoriété mondiale. Cervantes, dit-il, en raillant la chevalerie espagnole, l’a complètement anéantie, et à partir de ce jour, l’Espagne n’a plus guère enfanté de héros. La gloire de l’écrivain a été chèrement payée par la ruine de sa patrie.


And therefore have his volumes done such harm,
That all their glory, as a composition,
Was dearly purchased by his land’s perdition.


En Espagne aussi, l’opposition continua. Vers le milieu du XVIIIe siècle, un nationaliste renforcé du nom de Marujan attaqua Cervantes et lui reprocha en termes très amers d’avoir mis en si mauvaise posture son chevalier. Les coups, dit-il, dont il laisse accabler Don Quichotte, tous les Espagnols les ont reçus, et cependant, par une sotte inadvertance, ils n’ont pas reconnu dans l’auteur le bourreau de l’honneur castillan. « Dès qu’il eut franchi nos frontières, le livre fournit aux étrangers un bon prétexte pour se gausser de nous. Ils nous le renvoyèrent réimprimé et traduit, illustré de leurs dessins, tissé dans leurs tapis, sculpté dans leurs marbres, et, en nous le rendant, ils nous dirent : Petits niais, regardez-vous en ce miroir, vous y verrez ce que vous étiez jadis et ce que vous êtes maintenant. » Faut-il encore citer cette phrase de Capmany, auteur du Théâtre historico-critique de l’éloquence espagnole, ouvrage qui fit autorité à la fin du XVIIIe siècle, et où on lit que le Don Quichotte « fut d’abord peu apprécié par les contemporains et détesté du vulgaire ? » Quel vulgaire ? Quoique Capmany ne l’explique pas, il semble qu’il ait voulu ici se ranger à l’opinion des deux autres Espagnols. Ces témoignages, même si on ne leur accorde pas une très grande valeur, permettent d’entrevoir qu’une partie au moins de la nation ne se laissa pas tromper par le comique des aventures, qu’elle n’attacha guère d’importance à la critique des chevaleries, mais que, derrière cette façade, elle aperçut l’intention de peindre un type social où s’incarnait la vieille Espagne et d’en montrer le dangereux anachronisme. Bref, le Don Quichotte, aux yeux d’un groupe d’Espagnols clairvoyans et patriotes, passa pour une satire de l’hidalguisme.

Toute l’histoire sociale de l’Espagne au XVIe siècle tient dans l’antagonisme entre trois classes : la masse des vilains taillables