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publiée par un libraire de Glasgow et munie de fort bonnes introductions d’un vrai connaisseur, M. Fitzmaurice-Kelly.


II

Avec le secours d’un pareil outillage, il semble que l’interprétation du grand roman de Cervantes ne devrait plus offrir de difficultés sérieuses et que les desseins avoués ou cachés de l’auteur devraient apparaître très nettement à tout lecteur quelque peu réfléchi. On ne saurait dire qu’il en soit ainsi. Rien que sur la pensée fondamentale du livre, commentateurs et critiques ne tombent pas d’accord et continuent de discuter. Le Don Quichotte, comme Cervantes l’a donné à entendre, parlant en son nom ou par la bouche de ses personnages, est-il une machine de guerre destinée simplement à ruiner ces fameuses chevaleries, qui avaient comme intoxiqué la nation, ou bien, sous le couvert d’une satire littéraire, ne viserait-il pas plutôt la société espagnole tout entière, et en particulier certaines institutions remontant au Moyen Age, dont le principe se trouvait en contradiction avec les nouvelles destinées de l’Espagne et causait son grand malaise ? Avant de répondre à cette question, il importe d’examiner les motifs de la mauvaise humeur qui se serait manifestée chez quelques Espagnols, lors de l’apparition du Don Quichotte. Quels étaient donc ces esprits chagrins dont il a été parlé et que trouvèrent-ils à objecter au roman ? Peut-être de leurs critiques verrons-nous jaillir quelque lumière.

Un Espagnol, rencontré à Bruxelles vers 1665 par Sir William Temple, fit au diplomate anglais cette confidence que l’histoire de Don Quichotte avait, à son avis, détruit jusque dans ses fondemens la monarchie espagnole par le discrédit qu’elle jeta sur le sentiment de l’honneur et de l’amour désintéressé. Grâce à son inimitable humour, Cervantes serait arrivé à ce résultat que les Espagnols, pour échapper au ridicule, n’auraient plus combattu et aimé que poussés par le plus vil intérêt et pour satisfaire de bas instincts. Le récit de Temple aurait peut-être passé inaperçu ; mais il tomba sous les yeux de Byron, qui en prit prétexte pour invectiver Cervantes au treizième