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les conséquences qu’on pouvait prévoir : il dégoûta les gens raisonnables d’un écrivain si maladroitement prôné par ses adorateurs et les cervantistes devinrent la risée de la foule. L’anecdote suivante, qui a beaucoup circulé en Espagne, dénonce assez plaisamment les excès du cervantisme. Dans quelque bourg perdu de la Vieille-Castille, dit-on, un vieillard, sentant sa fin prochaine, convoqua ses parens les plus proches pour leur faire une grave révélation. Groupés autour du moribond, tous attendaient avec anxiété qui l’aveu d’une faute, qui la désignation précise de quelque trésor caché. L’homme alors, s’étant péniblement levé sur son séant, prononça d’une voix caverneuse ces paroles mémorables : « Le Don Quichotte m’ennuie » (me fastidia el Quijote), puis il retomba et rendit son dernier soupir.

Dès 1880 environ, et sous l’influence bienfaisante de Menéndez y Pelayo, le grand historien de la littérature espagnole et le restaurateur des bonnes études en son pays, il y eut par delà les monts, en faveur de Cervantes, une reprise d’activité de bon aloi. Après tant de niaiseries et de puérilités, quelques esprits rassis recommencèrent le travail utile interrompu depuis Clemencin et s’efforcèrent de remplir les lacunes laissées par les érudits du XVIIIe siècle. Ces nouveaux efforts, couronnés par les publications du centenaire de 1905, ont produit d’importans résultats. Il serait long et hors de propos de recenser ces travaux, qui se composent ou de recueils de documens, — les plus recommandables sont ceux d’un ecclésiastique grand fureteur d’archives de notaires, feu Perez Pastor, — ou de lexiques de la langue de Cervantes, ou de fac-similés d’anciennes impressions, ou enfin d’éditions annotées du Don Quichotte et de quelques nouvelles. Les Espagnols ne possèdent pas encore la dextérité ni la méthode rigoureuse des éditeurs de Dante et de Shakespeare ou des collaborateurs à la collection de nos Grands écrivains. L’art d’éditer un texte, de le tourner et de le retourner, pour en extraire tout le suc, exige une patience et une minutie qui ne leur sourient pas beaucoup ; ils y arriveront sans doute, surtout s’ils se sentent contrôlés et stimulés par la concurrence étrangère. Celle-ci ne chôme pas, et ce sont, une fois de plus, les Anglais qui marchent à l’avant-garde. Parmi leurs travaux, rien de mieux conçu, par exemple, que cette traduction anglaise des œuvres complètes de Cervantes,