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sa qualité et sa situation de fortune. « Je fus contraint, écrit alors le chapelain, de leur avouer qu’il était vieux, soldat, hidalgo et pauvre. A quoi l’un des gentilshommes répondit : Et cet homme, l’Espagne ne l’a pas comblé de richesses et ne le nourrit pas aux frais du trésor public ? Mais un autre ajouta finement : « Si le besoin l’oblige à écrire, plaise à Dieu qu’il ne connaisse jamais l’abondance, afin qu’en restant pauvre il enrichisse le monde avec ses œuvres. » Le chapelain, rapporteur de cette conversation, se nommait le licencié Marquez Torres ; il l’a consignée dans sa censure du deuxième Don Quichotte et avec tant de tact et d’aimable simplicité qu’on a supposé non sans raison que Cervantes avait lui-même tenu la plume. On ne nous a pas appris si les gentilshommes visitèrent vraiment le pauvre grand homme, déjà bien fourbu et prêt à réciter ces vers qu’il inscrivit l’an d’après, quatre jours avant de mourir, dans la dédicace du Persiles : « Un pied passé dans l’étrier et en proie à des transes mortelles... » Qu’ils l’aient vu ou non, nos Français ont en tout cas approché de bien près l’immortel écrivain et se sont apitoyés sur les infortunes de ses dernières années qui ne touchèrent pas beaucoup ses propres compatriotes.

L’Angleterre a précédé la France dans la connaissance du Don Quichotte, puisque la traduction de Thomas Shelton devança de deux ans celle de César Oudin. A bien des égards, l’Angleterre peut être considérée comme la seconde patrie de Cervantes. En aucun pays, il n’a compté autant d’admirateurs, autant de disciples. Tous les humouristes anglais, depuis les plus grands, tels que Fielding et Sterne, doivent quelque chose à l’Espagnol : leur humour dérive en bonne partie du sien. Mais si Cervantes a rendu aux Anglais le service d’inspirer quelques-uns de leurs meilleurs conteurs et de façonner leur talent, les Anglais en revanche ont rendu ce service à Cervantes qu’ils ont obligé les Espagnols à le relire plus attentivement, à le prendre au sérieux et à s’enquérir des vicissitudes de son existence, ce que pendant longtemps ils avaient tout à fait négligé de faire. Il arriva en effet que la reine Caroline, femme de George II, désireuse de compléter une collection d’auteurs choisis qu’elle avait formée en y introduisant le Don Quichotte, s’adressa au. baron de Carteret, qui, ne trouvant aucune édition du roman digne de la Reine, s’occupa d’en faire exécuter une nouvelle a Londres, avec ce luxe typographique si commun en Angleterre.