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moins posséder bien l’une des deux langues. Mais ni son style raboteux et empêtré, ni ses contresens ne nuisirent beaucoup à cette version, venue à son heure et qui répondit amplement à ce que nos Français en attendaient. Pendant cinquante ans environ et jusqu’à l’apparition de la belle infidèle, ou de l’infidèle tout court, de Filleau de Saint-Martin, c’est le Don Quichotte de César Oudin et de son continuateur François de Rosset qui popularise en France le chef-d’œuvre de Cervantes, lequel, est-il besoin de le dire ? n’y fut pas compris et jugé autrement qu’il ne l’avait été par le gros de la nation espagnole. Nous aussi nous le traitâmes de livre plaisant et de passe-temps, et en particulier de parodie burlesque de ces livres de chevaleries dont s’était tant inspirée notre littérature sentimentale du XVIIe siècle. Nul n’y chercha un sens caché ou une intention dissimulée, et ce que le roman contenait d’exclusivement espagnol, mœurs ou institutions, nous échappa entièrement.

Le rapprochement des deux nations sous les auspices de Cervantes, qu’atteste la traduction d’Oudin, fut complété par un incident tout à l’honneur de nos compatriotes et digne de mémoire, puisque Cervantes y fut directement mêlé. Les mariages royaux décidés, Marie de Médicis jugea bon d’envoyer à Madrid un ambassadeur extraordinaire pour porter à l’infante les présens d’usage ; elle choisit pour cette mission de courtoisie le chevalier de Sillery, Noël Brulart, frère du chancelier Nicolas Brulart, qui arriva à Madrid le 16 février 1615. Au cours d’une visite que lui rendit, le 25 du même mois, Don Bernardo de Sandoval, archevêque de Tolède et protecteur assez décidé de Cervantes, plusieurs gentilshommes de la suite de l’ambassadeur s’informèrent auprès des chapelains du prélat des livres nouveaux et les plus réputés à Madrid. L’un des chapelains, chargé précisément de censurer la seconde partie du Don Quichotte, ayant prononcé le nom de Cervantes, nos gentilshommes attestèrent par des paroles enthousiastes la grande estime dont jouissaient les œuvres de l’écrivain espagnol en France et dans les pays circonvoisins, citant la Galatée, que l’un d’eux savait presque par cœur, la première partie du Don Quichotte et les Nouvelles. Agréablement surpris de cet hommage rendu à son compatriote, le chapelain offrit aux gentilshommes de les conduire auprès de Cervantes, ce qu’ils acceptèrent avec empressement, demandant qu’on les renseignât sur son âge, sa profession,