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Il est à remarquer aussi que les milieux doctes comme les autres ignorent tout de la personne de l’auteur ; nul ne connaît plus son lieu de naissance ni aucune des circonstances de sa vie. Nicolas Antonio, le grand bibliographe de la fin du XVIIe siècle, consacre à Cervantes une notice insignifiante et le fait naître à Séville !

Avant de montrer ce qu’on pourrait appeler la réhabilitation du Don Quichotte en Espagne, à l’instigation de quelques Anglais, il est intéressant pour nous de suivre la fortune du livre en France dès son apparition.

Lorsqu’en 1614 César Oudin, interprète du Roi « ez langues germanique, italienne et espagnole, » traduisit à la demande du jeune Louis XIII la première partie du Don Quichotte en français, les relations entre la France et l’Espagne étaient encore un peu tendues. On s’acheminait toutefois à une entente, que devaient sceller en 1615 les « mariages espagnols, » celui de Louis XIII avec Anne d’Autriche et celui du prince Philippe, le futur Philippe IV, avec Elisabeth de Bourbon. La langue castillane, que certains patriotes, par haine du nom espagnol et à cause des souvenirs de la Ligue, se refusaient à apprendre, jouissait dans notre société polie d’un grand prestige. On peut suivre chez Oudin la marche ascendante de cette faveur. En 1597, dans la préface de sa grammaire espagnole, il s’excuse d’enseigner aux Français « la langue de nos ennemis. » Quatorze ans plus tard, il accompagne le texte espagnol d’une édition de la Galatée de Cervantes d’une jolie lettre, en un castillan fort bien tourné, où la Galatée espagnole menace gentiment les dames de France, si elles ne lui font pas bon accueil, de s’adresser à leurs galans et de les caresser de façon quelles aient à se repentir de lui avoir manqué de courtoisie. Ce morceau, prélude d’une réconciliation entre les gens de lettres des deux pays, montre que César Oudin avait acquis une connaissance appréciable de la langue de Cervantes, suffisante en tout cas pour rendre en français, sinon toutes les finesses de son grand roman et le goût du terroir, du moins avec assez d’exactitude la suite des aventures des deux héros et l’essentiel de leurs conversations. Le Don Quichotte d’Oudin ne saurait passer à coup sûr pour un modèle, par la raison que l’interprète du Roi n’était pas en son propre idiome un très grand clerc ; or, comme dit l’autre, pour traduire il faut au