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la littérature démentent une telle exagération, et quand le Don Quichotte parut en 1605, tous les genres presque pouvaient montrer des chefs-d’œuvre. En matière de style, Cervantes n’a pas été un initiateur. Il a su tirer parti à la fois des modèles dont il disposait et des ressources infinies de la langue populaire, puis il s’est appliqué à assouplir la prose narrative castillane encore un peu raide et empesée en y introduisant la dose voulue de grâce et d’ironie qu’il emprunta à son maître Arioste. En cela consiste, semble-t-il, son mérite essentiel et le moins contestable.

Quoi qu’il en soit et quelque jugement que les arbitres du goût aient porté et portent sur la qualité de son style, le déclarant les uns inimitable, les autres plus ou moins défectueux, une chose est certaine, c’est qu’à partir du Don Quichotte, le XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle en Espagne ne voulurent voir en Cervantes qu’un amuseur indigne d’avoir accès au sanctuaire de la haute littérature. Chez aucun des auteurs espagnols de cette période qui se vouèrent un peu à la critique littéraire, on ne trouve appréciées ou même mentionnées ses œuvres. Ni Quevedo, un ami cependant et curieux de réhabilitations littéraires, ni Saavedra Fajardo, dans sa République des lettres, assez pauvre aperçu de la littérature nationale, ni aucun autre critique que l’on sache, n’ont seulement cité le nom de Miguel de Cervantes. Ce silence ne nuisit pas d’abord, autant qu’on serait porté à le croire, à la réputation du romancier. Pourtant, à la longue, le Don Quichotte finit par ne plus plaire également à toutes les catégories de lecteurs. Dès la fin du XVIIe siècle, ce sont plutôt les humbles et les simples qui se délectent des aventures du roman : aussi le réimprime-t-on sur un papier de plus en plus mauvais et avec des illustrations qui rappellent beaucoup notre imagerie d’Épinal. Le Don Quichotte entre dans la composition de toute « Bibliothèque bleue, » à côté des contes orientaux, des prouesses des paladins de Charlemagne ou de quelques grosses facéties. Les raffinés n’en ont plus cure, d’autant mieux que la farce populaire s’est emparée du chevalier et de l’écuyer et en a fait des caricatures grotesques, que les compagnies de comédiens ambulans exposent au rire épais des foules. A ce contact, l’hidalgo de la Manche se dégrade, perd ses délicats traits de caractère et finit par tomber dans le plus fâcheux discrédit.