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être exemplaires, c’est-à-dire nourries de pensées morales, car il faudrait pour cela qu’elles fussent l’œuvre d’ « hommes scientifiques. » Déjà ce mot de scientifique, dont on a fait un si grand abus depuis ! Cervantes, qui dans le prologue du premier Don Quichotte bafoue très impitoyablement ces pédans et ces « scientifiques, » sentait, il ne le cache pas, les lacunes de sa culture intellectuelle et il en souffrait. Ce n’est pas par fausse humilité qu’il y parle de son roman « dépourvu d’érudition et de doctrine » ou qu’il confesse le « peu de lettres » que d’autres plus heureux et fortunés pouvaient lui reprocher. Avouons-le, les « scientifiques » n’avaient pas tout à fait tort. Cervantes passe à juste titre et partout, même sous les trahisons des traducteurs, pour un très grand, un charmant et un spirituel écrivain ; mais pour les Espagnols, vrais connaisseurs de leur idiome, il n’est pas toujours un bon écrivain. Certains de ses défauts, il les partage à vrai dire avec beaucoup de ses compatriotes, en ce sens qu’il improvise et ne compose pas, qu’il écrit trop souvent au hasard de la plume, sans savoir jusqu’où il ira ni par quoi il finira. A lui, du moins à plusieurs de ses écrits, aux longs plutôt qu’aux courts, s’applique cette pensée du pénétrant moraliste Balthazar Gracian : « Il y a des gens pour qui tout consiste à commencer et qui ne finissent jamais ; ils inventent et ne continuent pas... Cela tient à une certaine impatience d’esprit, qui est le défaut des Espagnols. » Formé par l’enseignement universitaire et surtout nourri de lectures classiques, il eût sans doute mieux combiné le plan de plus d’un de ses ouvrages et il eût mieux surveillé sa syntaxe, parfois assez incorrecte ou molle. Cette question du style de Cervantes vaut qu’on s’y arrête un peu, quoiqu’elle ne serve pas à expliquer la fortune de son grand roman. Entre les puristes qui effaceraient des éclairs de génie pour redresser une phrase à leur avis boiteuse et les cervantistes qui admirent tout aveuglément, traitant le texte de Cervantes comme un texte sacré dont les plus évidentes aberrations doivent être respectées, il semble qu’il y ait une opinion moyenne à défendre et qui consisterait à tenir Cervantes pour un écrivain hors de pair, quoique parfois sommeillant. Par exemple, en aucun cas on ne doit accueillir celle de quelques critiques allemands qui, du haut de leur incompétence, proclament Cervantes le créateur de la prose castillane. Vingt auteurs pris dans tous les compartimens de