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Très vite aussi, le livre se répandit dans les pays étrangers soumis à la domination espagnole, à Milan, aux Pays-Bas. Ailleurs, les traducteurs se mirent sans plus tarder à l’œuvre : la traduction de l’Anglais Thomas Shelton date de 1612, celle de notre César Oudin de 1614. Sauf quelques esprits chagrins et malintentionnés dont nous aurons à définir l’attitude, toute l’Espagne, et à sa suite toute l’Europe, se mit à rire de bon cœur et s’engoua des parades héroï-comiques du bon chevalier de la Manche tout autant que des malices et des « simplicités » de Sancho Panza. Les neuf dixièmes des Espagnols ne goûtèrent dans le roman que le côté bouffon, la fantaisie des inventions et le persiflage de ridicules que ceux-là mêmes qui en étaient atteints furent amenés par la bonne grâce de l’auteur à trouver réussi. Si l’on voulait, par comparaison, se former une idée exacte de l’accueil fait au Don Quichotte en Espagne, il faudrait se remémorer celui que reçut chez nous le premier Tartarin, en tenant compte, bien entendu, de la différence des milieux et de la distance qui séparera toujours le vrai inventeur de l’imitateur de grand talent. Donc œuvre drolatique, divertissante et satirique sans trop d’âpreté, œuvre « de délassement, » comme on disait alors : voilà sous quelle rubrique l’Espagne classa ce roman, qui avec le temps devait devenir son plus grand livre et même, d’après certains étrangers médisans, son seul livre, puisqu’il dispensait de lire tous les autres.

Ce qui, en outre, laissa au Don Quichotte son étiquette de livre simplement amusant, ce fut le verdict des critiques patentés, non pas seulement de ceux qui avaient des raisons personnelles d’en vouloir à l’auteur, tels que Lope de Vega, mais du groupe très nombreux et très influent des mandarins de lettres, des licenciés et des docteurs, de ce que nous nommerions maintenant « le monde universitaire. » Pour cette coterie présomptueuse d’écrivains imprégnés ou seulement barbouillés d’humanités, Cervantes n’était qu’un philistin, un lego (laicus), sans études classiques, nous dirions un produit de l’enseignement moderne, et les Espagnols disaient, eux aussi, un romansista, pour désigner celui qui ne possédait que sa langue maternelle, son romance, et ne savait pas de latin. Il faut voir quel ton de supériorité et de pédanterie prend Lope de Vega en parlant des nouvelles de Cervantes, auxquelles il veut bien concéder de l’esprit et du style, mais qui. dit-il, ne sauraient