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légumes, que ces juges aussi sévères que brutaux avaient coutume de lancer sur la scène pour marquer leur mécontentement : en somme, déjà admis dans la confrérie des gens de lettres, écrivain (ingenio) connu et estimé, mais non pas célèbre. Pour s’y faire agréer, il avait pris ses précautions et, suivant un usage très répandu en Espagne, il avait inséré dans sa pastorale un morceau assez obséquieux à l’adresse de ses émules (Le Chant de Calliope), où il distribua à chacun plus que son compte d’éloges outrés, espérant capter ainsi leurs bonnes grâces et obtenir d’eux, en retour, de sérieux coups d’encensoir. L’une des strophes de ce panégyrique visait Lope de Vega, alors, en 1585, un débutant, mais en passe déjà, grâce à une forme de drame bien adaptée au goût du jour qu’il fit sienne, de devenir l’auteur préféré des Madrilènes, amateurs passionnés de théâtre. Les deux hommes, que leur nation choya et glorifia de leur vivant presque au même degré, auraient pu se contenter de régner l’un sur le roman, l’autre sur la comedia ; mais comme le violon d’Ingres est de tous les pays et de tous les temps, Cervantes ne pardonna pas à Lope de lui avoir ravi la première place au théâtre où il comptait réussir, et celui-ci enragea de n’avoir jamais pu écrire une nouvelle du genre italien capable de soutenir la comparaison avec celles de son rival. Ils devinrent ennemis et se firent une guerre assez vive à coups d’épingles ; seulement Lope, ayant eu l’avantage de survivre à Cervantes une vingtaine d’années, resta maître du terrain et contribua, soit par un silence dédaigneux, soit par d’autres manœuvres, à rabaisser l’auteur du Don Quichotte. Et qu’on ne dise pas qu’il se radoucit vers la fin de sa vie, dans ce Laurier d’Apollon, long poème qui forme le pendant du Chant de Calliope, et où Cervantes est en apparence bien traité. En fait, de quoi Lope le loue-t-il ? De sa blessure de Lépante, qui n’a rien à voir avec la littérature, et de ses vers « tendres, sonores et élégans, » alors que chacun savait en Espagne que le grand écrivain en prose n’eut jamais que l’étoffe d’un piètre versificateur. Prôner le côté faible du talent d’un ennemi et se taire sur le reste, n’est-ce pas d’une assez jolie perfidie ?

Le succès de la première partie du Don Quichotte fut éclatant : quatre éditions dans la seule année 1605, dont deux à Madrid, une à Valence et une à Lisbonne, ce qui, pour l’époque et pour un pays où on lit peu, atteste une vogue extraordinaire.