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un très méritant cervantiste catalan, Leopoldo Rius. Depuis, le calme s’est rétabli dans la république des lettres espagnoles : les manifestans ont passé à d’autres exercices, et il n’est resté de la fête que les quelques travaux de détail qui méritaient de lui survivre ou quelques entreprises de longue haleine qu’elle avait suscitées et qui se continuent sous nos yeux. En ces dernières années, un seul incident a remis en ébullition le petit monde des cervantistes. Il s’agit de la découverte d’un portrait à l’huile de Cervantes, daté de l’an 1600, et que son propriétaire a généreusement cédé à l’Académie espagnole. Comme on pouvait s’y attendre, l’authenticité de l’œuvre a provoqué de nombreuses controverses qui n’ont pas abouti à la rendre certaine. Ne le regrettons pas, car ce portrait est fort laid, peu expressif, et aucun trait n’y répond indiscutablement à la jolie esquisse tracée de son physique par Cervantes lui-même dans le prologue des Nouvelles.

Des commémorations de grands écrivains fournissent volontiers le prétexte à une étude rétrospective de leur renommée et remettent sur le tapis des questions débattues, que chaque époque résout à sa façon et qui demeurent néanmoins éternellement ouvertes. Comment Cervantes a-t-il été compris et jugé d’abord par les siens, puis par les étrangers qu’a séduits son génie, et quelle intention profonde, — si intention et profondeur il y a, — doit-on reconnaître à son œuvre principale, celle qui seule a rendu son nom immortel ? A ces deux questions il serait difficile en ce temps-ci de n’en pas joindre une troisième : en quelle mesure le livre si représentatif de l’âme espagnole à un moment de plein épanouissement, répond-il aux sentimens et aux aspirations de la même âme quelque peu troublée et hésitante aujourd’hui ?


I

Lorsque parut en 1605, à Madrid, la première partie de l’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Cervantes n’était que l’auteur de la Galatée et d’une trentaine de pièces de théâtre, dont il avoue lui-même le médiocre succès, en disant simplement qu’elles échappèrent aux sifflets des habitués du parterre comme aux projectiles variés, concombres ou autres