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le sommeil ne visitait guère, n’allait-il pas volontiers s’assurer, — vers deux heures du matin, — que sa famille reposait ? — « Sur un volcan ! » s’écriait-il, avec véhémence, « à la veille d’être supprimés ! » Demain, peut-être serait-on sur la route de Bruxelles ! il appelait cela « envisager la situation ! « D’ailleurs, il ne se décourageait pas pour si peu, et faisait d’avance son plan d’exil ; mais il éprouvait le besoin qu’éprouvent ceux que la souffrance ou la crainte font veiller, de communiquer aux siens cette crainte ou cette souffrance.

Très peu de temps après la lettre qu’on vient de lire, — le 15 octobre 1870, — Vitet commença d’écrire au directeur de la Revue ses Lettres sur la situation, lettres pleines de foi, qui « respiraient, au dire d’un contemporain, le patriotisme le plus ardent et le plus éclairé ; reproduites par tous les journaux, elles faisaient dans le public une sensation profonde. »

Pour en revenir à l’idée de résistance à outrance, ce fut toujours celle de F. Buloz ; il pensait qu’après Sedan, la résistance désespérée de la France était son rachat, et, à ce propos, il eut, avec Ernest Renan, maintes discussions.

La déclaration de guerre avait surpris Renan en Norvège ; il a écrit : « J’étais à Tromsoë où le plus splendide paysage des mers polaires me faisait rêver à l’île des morts de nos ancêtres celtes et germains, quand j’appris l’horrible nouvelle. » Il revint à Paris où il passa le temps du Siège et de la Commune, dans son appartement de la rue Vaneau.

F. Buloz, qui sollicita alors maintes fois sa collaboration, n’obtint de lui qu’un article sur la guerre en septembre 1870. Quoique Ernest Renan vînt souvent le voir et causer avec lui, il résistait à ces idées de lutte à outrance, et sur ce terrain, les deux hommes engagèrent de fréquentes, et du côté de F. Buloz de véhémentes polémiques.

Idéaliste de génie, Ernest Renan, qui avait, comme presque toute sa génération cru à l’Allemagne avant 70, fut violemment désillusionné par les épreuves cruelles qui atteignirent alors tous les Français. Découragé, il tomba dans le pessimisme le plus noir, il jugea la partie perdue, voulut se retirer de toute lutte. « Profondément convaincu, a-t-il dit, de ce principe qu’une force organisée et disciplinée l’emporte toujours sur une force non organisée et indisciplinée, je n’ai jamais eu