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aimait à rappeler que, dans les temps difficiles, elle avait été seule, dans un moment de crise, avec Sainte-Beuve, à croire aux destinées de la Revue.

Fille du musicien-chroniqueur Castil Blaze, Christine Buloz tint de lui l’amour de la musique et des lettres, elle tint aussi de lui sa vivacité de Provençale, — elle était née à Avignon, — et son esprit. Petite, mince, brune, fluette, sous son apparente fragilité, elle cachait une vive énergie. Romanesque un peu, un brin sentimentale, elle aimait les romans de Mme de Duras, savait André Chénier par cœur, et chantait pour moi, lorsque j’étais enfant, les Noëls et les Reveyés de son pays en provençal... Son mari, qui intimida tant de gens, ne l’intimida jamais ; une seule question les divisa dans leur jeunesse : la religion. On pense que cette Provençale était fort pieuse, et François Buloz, enfant de 48, fort voltairien. Mais leurs discussions religieuses se terminaient invariablement par ces mots de Mme Buloz : « Tu auras beau dire, si tu meurs le premier, je ferai venir un prêtre ! » F. Buloz se dressait alors, terrible : — « Christ ! je te défends !... — Mais elle, secouant ses anglaises, lui répétait : « Tu l’auras, compte sur moi ! » et elle souriait.

En 1869, elle perdit sa gaieté à la mort de son fils. Je n’ai pas connu Louis Buloz, je sais que ce fut un être délicieux, doux, presque féminin, modeste, épris des lettres, ami des lettrés. Autant le père était parfois rude, intransigeant même, autant le fils, à ses côtés, fut affable et conciliant ; l’un taciturne, s’extériorisant peu, l’autre volontiers mondain, et aimant la causerie. Tous deux s’entendaient pourtant ; ce père et ce fils si différens se retrouvaient dans leur commun amour pour la Revue, dans leur goût passionné du travail.

Les collaborateurs de la maison aimaient ce « jeune disciple, » ils considéraient la Revue un peu comme leur maison et Louis, qu’ils avaient vu tout jeune, un peu comme leur enfant... Louis Buloz mourut à vingt-sept ans, après une longue maladie. Sa mère, qui l’avait emmené quelques mois avant dans le Midi, puis en Savoie, où il voulut mourir, le ramena à Paris dans son cercueil.

Elle fut terrassée. Mais, lorsqu’un an après, l’orage éclata, elle se ressaisit et fit de son mieux pour contribuer au sauvetage de la Revue.

En vérité, elle avait plus d’une tâche à remplir, dont la