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Mais la caricature, — on a essayé de le montrer, ici même, il y a déjà longtemps [1], — n’est pas nécessairement, ni essentiellement, l’art du rire. C’est seulement une de ses fonctions que de faire rire, — et ce n’est pas la plus haute. Les pages immortelles de la Danse des Morts de Holbein, des Horreurs de la Guerre de Callot, les plus belles pages de Hogarth, de Gillray, de Rowlandson, de Daumier, de Gavarni, de Grandville, de John Leech, et, plus près de nous, de M. Forain, de M. Willette, de M. Steinlen, de M. Grandjouan, n’ont jamais fait rire personne : elles ont fait penser. Plus d’une fois, elles auraient pu faire prévoir. « Tiens, tu m’fais mal avec tes ennemis les Anglais !... » disait, il y a quelque vingt ans, un terrassier de M. Forain, en montrant un obus que son camarade venait de déterrer dans un terrain vague, près de Paris. « Il est peut-être anglais, celui-là !... » et il n’était guère possible de résumer, avec plus de bon sens, la conduite à tenir dans les conseils de l’Europe. « Tiens ! la bière, aussi, est allemande ! » s’écriait un reporter de Caran d’Ache, admis à la table de l’État-major turc, pendant la première guerre gréco-turque, en considérant l’étrange allure des officiers du calife. Et, vers la même époque, le même prophète dessinait une double image de Guillaume II. Dans l’une, le Kaiser, debout devant sa fenêtre, montre au public tout le haut de son personnage, casqué, cuirassé, la main sur son sabre, en empereur de la guerre ; mais le reste de son accoutrement dément cet appareil belliqueux : c’est une robe de chambre, des pantoufles, les attributs du commerce et des arts libéraux. Dans l’autre, c’est le buste d’un négociant ou d’un artiste qu’on aperçoit par la fenêtre ; seulement, le reste du personnage dément ce décor pacifique : les hautes bottes, le sabre, les engins de la guerre sont là pour avertir celui qui pénètre dans l’intimité, regarde et réfléchit. Et l’on se demandait : « Lequel est le vrai ? » Tandis que Jules Simon, revenant de Berlin, répondait sans hésiter : « C’est le pacifiste ! » et que Déroulède affirmait : « C’est le guerrier ! » Caran d’Ache laissait ouverte la porte du formidable inconnu.

Cet exemple du plus gai de nos caricaturistes modernes n’est pas unique. Elles fourniraient des volumes, les légendes

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1898.