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un parapluie tout décoloré dans ses mains tremblantes, attendant l’entrée ou la sortie des blessés amenés sur des brancards afin d’abriter leurs yeux de l’aveuglante lumière, n’était-elle pas, elle aussi, une fille spirituelle de Jeanne, qui lui avait légué sa « grande pitié au royaume de France ? »

Et c’est ce que les fils de France ont clairement compris. Au Nord de Reims s’étend une ligne de tranchées crayeuses occupées par un certain régiment ; et derrière ces tranchées sommeille un village dont l’église, presque entièrement détruite, se pare d’une statue de Jeanne d’Arc persistant, là comme partout, à se dresser tout à fait intacte sur son piédestal. Or, au delà de ce village, s’ouvrent des abris garantis des bombes, des abris soigneusement creusés par un régiment de chasseurs qui, depuis, a été envoyé sur un autre point du « front ; » et la première chose qui ait frappé mon regard en y pénétrant, avant même que j’eusse le loisir d’admirer l’ingénieuse maîtrise de ce « travail d’art, » a été la manière dont ses créateurs l’avaient décoré : car au seuil de l’abri, surmontant l’inscription : 49e chasseurs à pied, s’élevait, avec la grâce élancée d’un ange s’apprêtant à prendre son vol, une exquise petite statue de Jeanne d’Arc ! Celle-ci est bien, en vérité, la perpétuelle réincarnation de la France, comme aussi le secret de son immortelle jeunesse. Une France repue et satisfaite peut faire parfois semblant de l’oublier ; une France rationaliste peut affecter de la « laïciser ; » mais toujours la France éprouvée et souffrante est revenue, revient, et reviendra vers elle ! C’est en elle que toujours la vraie France retrouvera son souffle et le sang de son cœur.


Mais il faut que j’arrive aux « atrocités » dont l’étude a fait l’objet du long séjour en France de M. Morgan. Non content de travailler, comme je l’ai dit, à la rédaction du rapport officiel de la commission anglaise dont il était membre, l’éminent professeur de droit constitutionnel a encore recueilli, pour son propre compte, un certain nombre de témoignages dûment contrôlés, et qui ne laissent pas de nous renseigner efficacement, eux aussi, sur l’étonnante dépravation morale des Allemands. Voici d’abord, par exemple, des relations apportées, sous serment, le 16 octobre 1914, devant le commissaire de police de la ville de Bailleul ! Une « ménagère » appelée Hélène B... raconte qu’elle a vu six soldats allemands « présenter à un officier trois jeunes gens civils qui portaient des paquets. » L’officier a dit aux soldats, en langue française, — sans doute afin d’être compris des trois jeunes gens : « Allez vite les fusiller dans la prairie ! » Et c’est bien ce qu’ont fait les soldats, ainsi qu’il résulte des affirmations d’une dizaine d’autres témoins, également cités par M. Morgan. L’un de ces témoins, Mme Gabrielle D..., dont la maison se trouve exactement en face de la « prairie » où a eu lieu l’exécution, avait alors chez elle un soldat allemand, qui s’occupait à « faire la cuisine, » et qui lui a