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C’est le chapitre de ces jours douloureux que je voudrais résumer ici. Ceux qui en furent témoins et les rédacteurs les plus fidèles sont morts aujourd’hui. Mais avec les souvenirs que les miens m’ont laissés j’ai pu recueillir, dans les correspondances de cette époque, bien des témoignages qui font revivre encore l’histoire de ces temps disparus...

En juillet 1870, François Buloz, âgé, usé par un travail incessant de quarante années et des inquiétudes de toutes sortes, récemment accablé par la perte du plus tendrement aimé de ses fils [1], restait d’esprit aussi vigoureux qu’autrefois.

Pourtant, à la fin de sa vie, sa mauvaise vue lui refusant tout service, il se faisait lire les œuvres qu’on lui envoyait ; il suivait cette lecture avec intérêt, ne laissant passer ni une erreur, ni une faute de français, car cet homme, dont la légende a voulu faire un ignorant, avait reçu à Louis-le-Grand une instruction solide, et préparé ensuite Normale. On se souvient qu’il disait à Maxime Du Camp à propos de Mérimée : « Pas un seul d’entre vous ne connaît la grammaire ! » et Maxime Du Camp admettait qu’ « après tout c’était bien possible [2]. »

J’ai pu ajouter à la volumineuse correspondance de la Revue des Deux Mondes, correspondance qui s’étend de 1830 à 1877, maintes lettres de François Buloz, retrouvées ici ou là, au hasard d’une vente, ou communiquées par les enfans ou petits-enfans de ses correspondans d’autrefois. C’est dans ces lettres que se manifeste le mieux son ardeur à combattre et que parait le plus son amour pour la Revue. Écrites hâtivement, sur un coin de bureau, ou de sa maison de Savoie, pour rappeler à l’ordre son fils ou son secrétaire, il est là tout entier. Il les harcèle et les tourmente, déplore leurs lenteurs, blâme leurs négligences, donne des ordres, lance des arrêts. On le sent vibrant, ardent, furieux et... magnifique.

« Je vous prie en grâce, mon cher Radau, de ne vous occuper que du numéro, et de ne pas recevoir les C... V... dont je n’ai rien reçu et à qui je n’ai rien à répondre. Si vous ne leur fermez pas la porte, on vous prendra votre temps et vous ne ferez rien de bon. A la Revue donc, et rien qu’à la Revue ! » Encore : « Pensez à Fromentin ; que devient Saint-René ? Il avait promis... Qu’avez-vous pour le numéro ? — Un

  1. Louis Buloz, mort à Ronjoux, en juillet 1869, à vingt-sept ans.
  2. Maxime Du Camp : Souvenirs littéraires.