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déjà parlé de cette métamorphose des navires de commerce réquisitionnés. Nous avons montré comment, sur le pont des steamers, les pièces de 14 centimètres avaient chassé les chaises d’osier où s’alanguissaient les « transatlantiques » au cours de leurs paresseuses traversées ; puis, de quelle façon, les fumoirs des paquebots avaient été bouleversés pour installer les salles de chirurgie des transports-hôpitaux, tandis que les paisibles cargo-boats étaient mués en transports auxiliaires d’escadre ou en ravitailleurs de l’armée d’Orient. Dans l’ensemble, on peut estimer que le tonnage de la flotte réquisitionnée ou affrétée par les Puissances alliées varie de 8 à 9 millions de tonneaux, ce qui représente 20 pour 100 de la flotte mondiale et 33 pour 100 de la flotte alliée, voiliers exceptés.

Voilà donc une fraction très importante de la marine alliée soustraite au trafic commercial, et absorbée en grande partie par les mouvemens de troupes ou de matériel, sans profit appréciable pour le ravitaillement général. La réquisition n’a pas seulement frappé l’armement par la quantité des navires qu’elle lui a pris, elle l’a atteint encore par la qualité des bâtimens sur lesquels le choix de l’Etat s’est porté. Il est bien évident que la marine pratiquant la devise : Ego nominor leo, a choisi les meilleures unités, parmi celles qui s’offraient. J’ai vu comment s’exerçaient les réquisitions, dans la hâte fébrile du départ à ordonner. Une dépêche du ministre parvient à l’Intendance maritime de Marseille. Il s’agit du transport d’une division sur les Dardanelles : vite le fonctionnaire zélé, qui veut exécuter les instructions de son chef, jette un coup d’œil sur la liste des paquebots présens sur rade et élimine toutes les non-valeurs, pour ne s’arrêter qu’aux types les plus récens, même si, comme le cas s’est présenté, le vapeur étant en charge, il faut le délester de ses marchandises. Lorsque l’on doit aménager un transport-hôpital, on s’adresse au plus confortable, car c’est dans le beau décor du paquebot rapide qu’il faut abriter les souffrances de nos blessés. On a ainsi enlevé à la Compagnie transatlantique : la Lorraine, la Provence-II, la France-IV ; aux Messageries, le Sphinx ; à la Sud atlantique, la Lutetia ; à Cyprien Fabre, le Canada et la Sant’Anna. Dans ces conditions, la flotte non réquisitionnée doit avoir un rendement très inférieur à son tonnage réel, en raison de l’ancienneté des unités qui la composent.