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les élémens mêmes de la civilisation. Incurie et malpropreté, gaspillage et basses sorcelleries, voilà leur lot. Avec un sourire, la Supérieure reprit :

— Caïd Cheurfa, n’est-ce pas un peu la faute dés musulmans, s’il en est ainsi ? Ne préfèrent-ils pas que leurs filles restent incultes, afin de les mieux dominer ?

Levant les bras, le caïd répondit avec bonhomie :

— Vous pourriez bien avoir raison ! Cependant, dans le Coran, je vous l’assure, le Prophète n’interdit pas l’instruction des femmes.

— Mais il ne la conseille pas non plus, repartit la religieuse. Sur la table du parloir où nous étions reçus, de vieilles monnaies vert-de-grisées se trouvaient amoncelées.

— Voilà le résultat des fouilles de notre chère sœur M..., nous apprit la Supérieure. A Djemàa-Saridj, ancien centre de colonisation romaine, nous avons découvert des sarcophages, des colonnes, des pièces, et nous voudrions être plus savantes pour reconstituer l’histoire de ce pays jadis christianisé. Après quinze cents ans, nous reprenons donc l’œuvre interrompue.

Dans un bâtiment séparé, à gauche de la cour, nous étions entrés dans l’atelier des tapis organisé par les religieuses, afin d’apprendre un métier à leurs jeunes Kabyles. La Sœur qui le dirige tâche de se procurer des modèles berbères anciens, afin de les faire reproduire par ses élèves qui étalent à nos pieds des tapis de haute laine où toutes les nuances des fleurs d’Afrique éclatent harmonieusement.

A la sortie du couvent, comme nous apercevions sur la place de Djemâa-Saridj, à l’ombre d’un caroubier, d’énormes pierres superposées, la Supérieure, avec un sourire malicieux nous expliqua leur signification :

— Ils nous narguent, ces blocs pesans qui commémorent l’Assemblée de 1850 par laquelle les tribus Berbères réunies ici proclamèrent que la loi salique serait désormais appliquée en Kabylie et que les femmes n’hériteraient plus. Ainsi, en face de notre maison, chaque jour, nous contemplons ce monument de la déchéance des femmes. N’est-il pas vrai, Si Cheurfa ?

Le caïd en convint et ajouta :

— Vous autres, Sœurs Blanches, détruisez patiemment ce barbare témoignage de l’égoïsme, et par vous les femmes seront relevées qu’écrasaient ces rochers.