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honnêtes. Après la guerre, je voudrais bien rester parmi ces jardiniers. »

Dans un autre logis, le Père Vidal traduisit à ses naïfs auditeurs, qui rabattaient leurs oreilles avec la main afin de ne pas perdre un mot, une page griffonnée au crayon violet par un caporal de « turcos. »

« O mes parens ! O mon père, écoutez et retenez cet écrit jusqu’à votre mort, car ceci est la vérité. Partout, dans les villes riches de France, les habitans nous donnent à manger et à boire et nous offrent des fleurs pour nos fusils, et nous disent des bonnes paroles, et nous traitent comme leurs propres enfans. Ainsi, sachez-le, les soldats kabyles et les Français sont aussi semblables que les doigts de la main ; mais si nous sommes le petit doigt parce que nous sommes ignorans encore, les Français sont le grand doigt parce qu’ils savent beaucoup. Mais les uns et les autres nous appartenons à la même main, et cette main-là frappe durement ses ennemis et distribue le bien à ses amis. Répétez-le. »

Lorsque le Père eut achevé cette traduction, dans le silence profond qui suivit, les yeux de ces Kabyles considérèrent avec émerveillement la feuille qui recelait ces nouvelles étonnantes. Enfin, ils s’exclamèrent :

— Dieu est grand, et que notre fils soit béni de nous apprendre de telles choses !

Au détour d’un chemin, nous fûmes arrêtés par un jeune homme dont la courte gandourah laissait voir les genoux déliés et forts. C’était un superbe montagnard, large de poitrine, mince de flancs, avec un visage cuivré énergique. Il nous annonça :

— Je pars m’engager. Je suis tes conseils, Père Vidal. Ne me disais-tu pas le mois dernier : « Puisque ton travail de colporteur ne te nourrit plus et que vous êtes sept enfans à la maison, sois soldat. En allant combattre les Allemands, tu défendras la Kabylie, car vous serez plus heureux après la victoire de la France. » Mais avant de partir, Père Vidal, je te confie la garde de ma femme et de mes deux enfans. Si je n’avais pas su que je pouvais compter sur toi mieux que sur ma propre famille, je ne me serais pas engagé.