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soignés par lui. Au passage, de pauvres montagnardes lui remettaient une pièce d’argent en lui disant :

— Garde pour moi ! Cela me vient de mon allocation, car mon fils est soldat à la guerre. Garde, j’ai peur d’être volée. Je crains aussi de mal dépenser. Quand j’aurai besoin, j’irai te réclamer, Pàrre Vidal.

Le religieux me disait en souriant :

— M’obligent-elles à exercer ma mémoire ! Il faut que je me souvienne de tous ces dépôts. Malheureuses créatures ! Vous n’entendez chez elles aucune plainte, et pourtant combien d’entre elles, veuves, orphelines, infirmes vont gratter le sol pour en extraire des racines ! Oui, la détresse est grande dans cette tribu sans terres arables, aux familles de huit et dix enfans. Que faire ? Nous favorisons les engagemens à l’armée et nous plaçons les tâcherons. Nos Pères s’attachent à cette population des Ouadhia en proportion même de sa pauvretés Certains d’entre eux souhaitent mourir au milieu de ces Kabyle, qui, je n’en doute pas, — peut-être m’accusera-t-on d’optimisme, — nous sont reconnaissans et aiment la France.

A la déclaration de la guerre, que de paroles émouvantes nous avons entendues dans les familles des soldats partis pour la France ! Au retour des fontaines, les femmes s’assemblaient sous le drapeau tricolore que nous avions planté sur le portique de notre couvent et lui adressaient des discours passionnés :

« O drapeau, qui couvres les têtes de nos maris et de nos fils, flotte toujours haut dans le ciel ! O nos garçons ! ramenez-nous ce drapeau-là triomphant, ou bien nous noircirons vos visages à la suie [1] ! ! ! »

Pendant notre promenade, plusieurs fois des femmes et des vieillards supplièrent le Supérieur de venir chez eux lire une lettre récemment arrivée de l’armée. Un tirailleur, ancien élève des Pères, écrivait à ses parens :

« Il faut connaître les Français en France pour savoir combien ils sont bons. Comme j’avais été renvoyé à l’arrière pour le repos, j’allais aider un jardinier. Alors cet homme me nourrit à sa table et sa famille me considéra comme un fils. Et ils me dirent : « Si tu veux, après la guerre, tu resteras chez nous, car tu es brave et honnête ; » mais ce sont eux qui sont braves et

  1. Dans les guerres entre tribus, les femmes noircissaient les visages des hommes qui fuyaient.