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elle est déjà mère de neuf enfans. Nous apercevons le dernier-né dans le berceau.

— Si je sais un peu tenir ma maison, reprend-elle, je le dois aux religieuses. Quand je reçus ces meubles français, jugez de mon embarras. Comment s’en servait-on ? Devait-on les laver ? Je faillis décoller mon armoire à glace en jetant à pleine cruche de l’eau dans son tiroir. Je voulais tellement bien faire !

... A ce moment la femme du mercier vient nous prier de visiter son logement. Nous y remarquons un mobilier semblable tenu avec la même propreté. Cette Kabyle évolue avec une parfaite aisance dans cet intérieur qui pourrait être celui d’un employé de Rennes ou de Grenoble. Nous la complimentons.

— Oh ! ne me croyez pas civilisée, j’ai beaucoup de défauts dont je n’ai pu encore me corriger, avoue-t-elle avec une honte qui colore son teint citronné. Je ne puis m’empêcher d’aimer mes bijoux kabyles.

Elle sort d’un tiroir des agrafes d’argent massif sertissant du corail.

Comme nous nous intéressons à son petit trésor, elle court nous chercher des « rdif, » ces légers anneaux pour les chevilles dont on retrouverait peut-être l’origine à Byzance, et plus loin encore, en Assyrie, en Egypte. D’une voix qui s’anime, elle nous explique que ses « rdif » sont à la dernière mode, tandis que sa mère porte encore des « khelkhel, » ces lourds bracelets de pieds qui, à chaque enjambée, tintent avec le bruit des chaînes pour prisonniers. Sa comparaison la fait éclater de rire ; puis elle marche sur la pointe des pieds, afin de nous prendre à témoin de la supériorité des « rdifs » dont elle s’est parée. Soudain, dans la porte s’encadre le Père D...

— Jolie scène de genre pour un peintre profane ! s’écrie4-il. Je t’y prends, Jeanne la coquette.

Jeanne Bou-Chakfa se sauve dans l’appartement de sa sœur, tandis que le Père nous offre de nous mener à la classe du Père breton désireux de nous montrer ses cinquante élèves avant de les renvoyer.

Par les baies vitrées de l’école, le prestigieux Djurjura bleu et blanc se profilait au-dessus des oliveraies argentées. Les écoliers en gandourahs rayées étaient assis à leurs bancs ; dans leurs capuchons rabattus entre les épaules, nous apercevions les petits turbans ou les chéchias qu’ils recoifferont à la sortie.