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les pauvres ! nous dit-elle ; nous les acceptons cependant afin de leur donner l’habitude de la discipline, de la propreté.

Au seuil de son petit moustier africain que le soleil calcinait, la Supérieure, d’une voix mélancolique, termina :

— J’avais fait un seul rêve au temporel, voir les arbres que je plante autour de notre maison brûlée nous donner une douce ombre qui nous eût rappelé l’atmosphère de France. Vaines tentatives ! Frênes, figuiers et jusqu’aux oliviers périssent, et pour- tant nous arrosons, nous piochons et nous allons chercher la terre fertile au bord de l’oued. Nos arbres veulent mourir. Quelle leçon ! Ils semblent nous signifier :

« Non ! ne cherchez pas à oublier l’Afrique pierreuse. Ce n’est pas en notre ombrage qu’il faut mettre votre satisfaction. »


A l’entrée du village des Kabyles chrétiens, isolé d’Ighil-Ali et de Tazaërt, afin d’assurer l’indépendance de vie de ses habitans, le facteur des postes nous attend. Il tient à nous conduire d’abord dans son logis, afin de nous faire constater le progrès accompli sur les masures des Berbères restés musulmans. Trois beaux-frères, tous trois convertis : un fabricant d’huile, un mercier-épicier et le facteur occupent chacun un des côtés d’un bâtiment à corps central et deux ailes donnant sur une cour entourée de hauts murs. Même chrétiennes, leurs femmes répugnent à être aperçues de leurs voisins.

La vaste chambre du postier comporte un lit en bois ciré « à la mode de Paris, » nous assure-t-il fièrement, une armoire à glace qui ferait le bonheur d’un « pipelet » de Montmartre, une table en faux Louis XIII, des chaises, luxe inconnu dans les intérieurs musulmans et un étrange berceau aérien formé d’une corbeille d’osier suspendue au bout d’une corde. L’appareil oscille à travers la pièce. Deux réveille-matin semblent engager une lutte de vitesse sur une étagère.

La femme du facteur, ancienne élève des Sœurs, s’avance vers nous. Elle a eu le bon goût de ne pas abandonner son costume indigène. Dans son visage d’un ovale allongé transparait une expression nouvelle. Ses yeux vous examinent avec franchise. Elle n’a point l’hypocrisie sauvage de la Berbère qui dérobe son regard en présence de son mari. D’une voix chantante d’écolière sage, elle nous apprend que, malgré sa jeunesse,