Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/420

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mobilier, glacés l’hiver et brûlans l’été, elles trouvent que nous jouissons, dans ce couvent pourtant plus dénué de confort que la dernière des fermes françaises, d’un vrai bien-être, parce que les salles sont balayées et qu’on y mange a sa faim tous les jours de l’année. Quel phénomène inexplicable pour ces primitifs qui se gavent à l’époque de leurs récoltes et s’ingénient ensuite à subsister d’herbes, de paille hachée, de couscous fabriqué avec de la farine de glands ou de racines amères comme les arums qui les empoisonnent. Notre morceau de pain bis, chaque midi, et notre soupe aux légumes secs leur semblent un luxe merveilleux.

Une sauvagesse tatouée jusque sur le menton, qui semblait nous écouter avec plaisir et avait assisté plusieurs fois à nos exercices religieux, me dit une fois :

— Je sais maintenant pourquoi vous vous êtes faites chrétiennes. Là-bas, dans votre pays, vous pâtissiez. Ici, sans travailler la terre, sans aller chercher l’eau si lourde à remonter de la vallée, vous mangez chaque jour plus que vos dents ne peuvent broyer d’épis.

Ainsi cette pauvre créature réduisait notre vocation à son petit raisonnement utilitaire. Comme je lui objectais qu’au contraire, nos religieuses perdaient en bien-être ce qu’elles gagnaient en joie d’accomplir leur devoir, elle m’interrompit vivement :

— Seriez-vous donc des innocentes ?

Toutes les Kabyles, d’ailleurs, ne tiennent pas ce langage brutal. Quelques-unes, d’âme plus douce, plus compréhensives, soupçonnent la joie profonde de certains renoncemens.

La Supérieure nous conduisit à son ouvroir. Dans une salle au carrelage couvert de nattes une trentaine de fillettes et de jeunes filles kabyles, quelques-unes tatouées et parées de leurs fibules, colliers et lourds anneaux, à croupetons, cardaient de la laine ou bien, assises jambes allongées derrière des métiers, tissaient des burnous.

Les plus jeunes retiraient des toisons brutes, avec leurs doigts légers, les graines et les épines que les moutons accrochent au passage, travail préparatoire.

Une Sœur vaillante, chef de cet atelier dirigeait ces Africaines avec bonne humeur.

— Ces fillettes ne gagnent pas même leur soupe du matin,