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— Ahmed est resté musulman, proteste Arezki qui nous écoute attentivement.

— Non, méchant bonhomme, lui répond gaiement le Père C..., je le sais. Il n’est plus rien du tout qu’un vendeur de camelote, ton fils, et ce n’est pas suffisant pour faire un homme.

Le vieillard fait de grands gestes de dénégation. Non ! non ! C’est impossible que son garçon ait abandonné tout à fait Mahomet.

Et comme le religieux hausse les épaules en considérant Arezki, celui-ci, changeant de ton, nous dit avec douceur :

— Les « meskines [1] » doivent penser surtout à gagner des douros. Il ne faut pas leur en vouloir.

— Vilain païen, proteste le Père ; en Kabylie, vous adorez tous le Veau d’or.

Secouant sa tête de faucon, Arezki ricane et répète :

— Les meskines, Père, les meskines sont obligés de chercher à manger avant de songer à la prière. Les marabouts arabes, qui sont grrrâs, prient après un bon repas. Nous autres, toujours maigres, nous courons jusqu’à la mort après notre nourriture. Comprends-tu la différence ?

— Je comprends, et je sais que les Kabyles enrichis, reprend le Père, continuent à poursuivre âprement les douros et reçoivent volontiers soins, cadeaux, médicamens, alimens, écoles, ateliers professionnels, leçons de culture, prêts de semences, distributions de plantes et d’arbrisseaux, sans témoigner grande reconnaissance. Je vous excepte pourtant du nombre de ces ingrats ; aussi nous vous serons toujours dévoués.

A cette déclaration du religieux, Arezki, la mère et Seffa veulent lui baiser l’épaule, grande marque de respect.


Nous nous trouvons à l’office de cinq heures, à la chapelle du couvent qui domine la vallée bleuâtre. Au-dessus d’elle, tout autour, ce sont des pitons rocheux et, à l’horizon, la grandiose chaîne du Djurjura vêtue par l’hiver de son burnous blanc. Combien cette chapelle et ce couvent paraissent minuscules dans cet immense panorama d’une Afrique austère,

  1. « Meskines, » pauvres.