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Enfin, elle dénoua un pan de son voile de tête et en sortit une lettre.

— Ah ! Seffa, tu désires que je te lise ce papier de ton mari, le sergent Sadok, mon ancien élève ? Volontiers. Au fait, je vais voir s’il n’a pas oublié sa grammaire.

Parcourant la page griffonnée, le Père Blanc nous dit :

— Ce coquin doit être meilleur sous-officier qu’écrivain. Regardez-moi cette orthographe ! Et c’est à son poupon de huit mois qu’il écrit, non à sa femme, ce qui serait humiliant pour un musulman kabyle. C’est l’usage. Un garçon, même de six semaines, quel personnage à côté de la mère ! Reprenons cette page :


« Mon cer Chadli,

« On ait bien nourriz en France. La santhé est bon. Jé pas été blaissé. Je fourché un Boche qui parlera plus. Jé vu mon fraire Ahmed à Paris ou qu’il van des tapis mouton avec bainélîce. Après la guairre, jé ferai comme lui commerce. Lé Français sont bons avec nous. Il y a de l’argent à gagner en France. Les camaraddes ont espoir de fourcher encore des Boches. La midaille militaire vaut cent francs de rente ! Des fois je laurai.

« Soignais les figuiers, mon père. Salut et santé à vous. »


— Es-tu contente, Seffa ? demanda le Père C... Ton mari me paraît un brave soldat, peut-être un peu intéressé ; mais, après tout, ce garçon, qui n’est pas Français, se bat de bon cœur. Nous lui revaudrons le service qu’il nous rend, père Arezki.

La vieille femme, cessant de se balancer, ne quittait plus de ses yeux passionnés le visage du moine :

— Oui, c’est un bon pays, la France, s’écria-t-elle. Mon fils aîné Ahmed me disait : « Mère, à Paris, la caillasse est d’or. » Aussi ne quitte-t-il plus cette grande ville et il y a fait venir Zakia, sa femme.

— C’est la vérité, nous assura le Père C..., et ce ménage kabyle, exceptionnel, s’est acclimaté aux Batignolles. Cet exemple mérite réflexion. Qui sait ? dans un milieu chrétien, peut-être les Berbères fusionneraient-ils rapidement avec nos ouvriers et nos paysans.