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pourraient un jour discuter avec eux et contre-balancer l’autorité d’un mauvais chef de famille, certains maris s’éloignent de nous, après avoir cependant reconnu qu’ils vivent dans l’erreur. S’ils l’osaient, ces rusés Kabyles proposeraient une singulière combinaison. Ils accepteraient pour eux le christianisme et la vie à l’européenne, à la condition d’en profiter seuls et de tenir comme auparavant leurs femmes soumises aux préjugés lamentables de l’islamisme. Les musulmans, je parle de la masse inculte répandue dans le bled et non de l’élite des villes, accepteraient les avantages de la francisation, droits civils et politiques, tout en continuant à tenir en esclavage leurs femmes et filles. En visitant le village de nos « paroissiens, » vous verrez combien ces Berbères se transforment, non pas seulement au moral, mais même au physique, par suite de leur vie plus décente et plus confortable. Dans la maison musulmane où je vais vous introduire, si les cœurs sont sains les corps sont affligés.

Au bout du classique couloir coudé qui sert à masquer l’intérieur du logis aux regards des passans, nous étions parvenus dans une cour où volailles, chiens et chèvres pataugeaient dans la vase noirâtre qui clapotait sur les pierres d’un ancien dallage. Dans une pièce ténébreuse, sous une arcade de maçonnerie, un âne côtoyait deux brebis. Accroupie sur le sol enduit d’un mortier de chaux grasse devenu à l’usage un stuc, une vieille femme paralysée des jambes se penchait et se redressait sans cesse avec une petite plainte. Près d’elle, une gracieuse figure biblique, une Rebecca de seize ans, déjà mariée, berçait un bébé enluminé comme une poterie. Plus avant, dans le clair-obscur, Arezki, maître du logis, vieillard qui semblait échappé d’une eau-forte de Rembrandt avec son nez de faucon, son long cou granuleux et son regard d’oiseau de nuit, nous salua. Contre la muraille étaient appuyées deux nattes dans lesquelles, le soir, cette famille s’enroulait pour dormir. Un kanoun, foyer composé d’un trou circulaire, laissait filtrer une fumée dense qui, ne trouvant aucune issue, se rabattait comme une draperie sur les roseaux de la toiture qu’elle vernissait en noir. Le vieillard vint baiser la main du religieux avec un respect qui ne trompait pas sur ses sentimens. Ancien revendeur, Arezki, parlant un peu le français, nous souhaita mille prospérités. La Rebecca fixait le Père C... avec des yeux étincelans de joie.