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jours de farine par an, et la population doit procéder à des échanges, vendre, trafiquer, s’ingénier. Comme presque tous les objets de fabrication européenne, française, anglaise et austro-allemande qu’ils colportaient ne leur arrivent plus et que leurs oliviers fourniront une maigre cueillette, voilà nos Kabyles réduits à la portion congrue. Sans les prêts et les dons du gouvernement, je ne sais trop ce qui serait arrivé.

Tout en nous entretenant, le Père Blanc piquait le sol de son bâton ferré et grimpait les sentiers difficiles creusés par le ruisseau médian qui servait aussi, hélas ! d’égout. A la vue du religieux suivi d’étrangers, dix, vingt, puis une nuée de garçonnets en petites djellabas ou burnous à capuchon et de fillettes en tuniques, fines et sveltes comme des cabris, bondirent devant et derrière nous et galopèrent sur nos côtés. Aux cous nus de ces gamines, de lourds colliers et les ifzimen, ces fibules d’argent et de corail qui retiennent sur les épaules, suivant une disposition vieille comme l’humanité, la pièce d’étoffe non cousue qui les vêtait, carillonnaient. Elles sautaient sur leurs pieds nus, effrontées, rieuses, charmantes, insolentes. Quelques-unes portaient à califourchon sur leur dos, retenus dans une sorte d’écharpe d’indienne bigarrée, des poupons extraordinaires, petits bouddhas ventrus dont les têtes bouffies branlaient à chaque gambade de leurs porteuses.

— Polissonne d’Aïcha ! Drôlesse de Seffa, les apostrophait le Père C..., ne feriez-vous pas mieux de vous rendre chez les sœurs du couvent ! Fi donc ! n’avez-vous pas honte de trotter comme des chèvres tout le jour ? Ah ! les sauvages !

Et Aïcha, Seffa, Zakia, Fathma répondirent l’une après l’autre à ces admonestations :

— J’irai chez la Mère Blanche quand je serai plus haute !... Non ! moi je ne pourrai jamais rester immobile comme une pierre !... Mon père, à moi, ne veut pas que je me rende au couvent des roumis... Moi, j’ai ma sœur grande, déjà, dans la maison à cloche.

Ce fut au tour des garçons de repousser violemment les filles pour converser avec nous dans un français naïf, rudimentaire. Soudain la canne du Père toucha le dos d’un gamin d’une douzaine d’années, cambré comme un coureur grec, et qui avait planté sur sa tête enturbannée une branche fleurie de pêcher.

— Je t’y prends, coquin, à manquer la classe du Père D...,