Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de si pimpant, que les figures des portraits ont l’air de sourire. On dirait que tous ces grands-pères vont sortir de leur cadre et descendre en chantant comme Jupiter dans Orphée aux Enfers : « Et moi, je veux aussi danser le menuet ! »


Orléans, 10 septembre.

C’est fini, nous remisons, nous liquidons. Les chevaux rangés aux écuries, le matériel rangé sous les hangars, les hommes de la classe rentrés dans leurs foyers, les jeunes officiers partis en permission, je reste seul dans cette petite maison de garnison d’où la maîtresse est absente, où il n’y a plus que les chevaux et les chiens. Je relis, je dépouille, je déchire ou je garde, j’oublie ou je me souviens. Il fait nuit. Ce sont les bonnes heures silencieuses où l’officier s’appartient enfin, après avoir appartenu au service. Ma lampe éclaire la carte déployée sur ma table. Des traits de couleur y marquent le chemin fait, les cantonnemens pris, puis les chemins occupés, tous les hasards de notre vie ; et, dessous, c’est le palimpseste indélébile où les signes se superposent, montrant les montagnes, les rivières, la nature invariable, puis les villes anciennes, les routes dont le lacet noue entre eux les lieux habités et fait à ce corps un réseau circulatoire, les bois, les cultures, tout ce que le travail des hommes fait foisonner à la surface de la terre, tout ce que leur langue a nommé, qu’elle fût le celte, le gaulois ou le latin.

Et par-dessus ces choses permanentes, il y a ce que la carte ne nomme pas, mais ce qu’elle suggère : la vie d’aujourd’hui, son labeur, ses joies, ses passions, ses peines, son mélange quotidien avec la mort. Mêlés quelques jours à cette vie nationale, nous n’avons fait que lui montrer l’image de la nation ; nous étions pareils, aux Hébreux antiques, nomades du devoir, nous portions avec nous notre arche et nos tables de la Loi. Que reste-t-il cependant de notre voyage ? Rien que ce trait de crayon rouge avec lequel je marquais de jour en jour le chemin fait, les cantonnemens, puis les positions occupées ; une trace effacée déjà, un fil perdu dans le complexe écheveau des va-et-vient, des échanges, du mouvement perpétuel de cette lutte inquiète de tous contre tous qu’on appelle la paix. Peu de chose pour les autres : un symbole entrevu, peut-être illusoire ; mais pour nous-mêmes, nous avons fait beaucoup.

Nous sommes sortis de la routine inerte, propre à la vie de