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et tapis d’Angleterre ou de Lyon qu’ils revendent effrontément aux Européens pour des produits orientaux rapportés par eux à grands frais de Brousse, de Damas ou de Perse, car ce sont des parleurs à langue dorée.

Or, tandis que le Père nous esquissait les caractères psychologiques de ses voisins, nous avions dépassé un cimetière tragique, aux tombes creusées en désordre à flanc d’une colline affreusement stérile. Assis sur les morts ou les piétinant avec une parfaite indifférence, quelques citadins s’entretenaient de leurs affaires, très éloignés de songer à leurs défunts.

— Leur attitude vous étonne, reprit le religieux : cependant, il ne faudrait pas les mal juger. En leur mentalité si différente de la nôtre, ces passans ne croient pas manquer de respect à leurs morts. Tout au contraire, ils pensent les réjouir de leur présence. Par leur bavardage, ils font la « djemâa » sur les pierres tombales, c’est-à-dire l’assemblée civile et politique, et ils sont persuadés qu’ils intéressent leurs ancêtres. Ah ! certainement, ne vous attendez pas chez eux à de grandes marques de sensibilité à la mort d’un père, d’un fils ou d’un frère. Non ! ils acceptent leur sort. Dieu l’a voulu ! Dieu soit béni ! Tenez, plusieurs fois, depuis cette guerre, l’on me chargea d’annoncer à des familles le glorieux trépas au front de leur garçon, un tirailleur. Je me rendais chez ces musulmans avec le recueillement de tout chrétien en semblable circonstance. Après quelques instans d’une conversation assez banale sur leur santé, leurs profits et leurs espérances, je leur faisais entrevoir peu à peu la triste nouvelle.

Sans qu’un trait de son visage frémît, le père me répondait froidement :

— Il est mort, Chadli ? Ça va bien !

Et pourtant, j’en suis sûr, ce vieillard souffrait. Il ne souffrait pas à notre manière, mais à la sienne, contenue, farouche, fatale. Quant aux femmes, par exemple, elles hurlaient. Entendons-nous bien, elles se lamentaient en mesure. Leurs voix, d’abord graves, montaient à l’ut dièse en gamme chromatique. Et la mère interpellait son enfant dans un langage qui pourrait se traduire ainsi :

— Notre Chadli, réponds ! Où te trouves-tu a a ahi, hi, hi ? Que fais-tu ? Pourquoi ne reviens-tu pas ? o o ah ! ah ! a, — en gamme descendante.