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ne peuvent faire fructifier un sol presque aussi aride que le Sahara, le gouvernement algérien empêcha ces loups de sortir du bois : s’ils en étaient sortis, ils nous auraient dévorés, quitte à payer cher ce repas d’un jour.

— Ma foi ! c’est bien possible, accorde le Père C...

— L’un et l’autre vous êtes des pessimistes, s’écrie du fond du couloir un troisième moine, un sexagénaire au visage fin et aux yeux clairs qui s’approche de nous, et le Père C... nous présente l’arrivant en ces termes :

— Veuillez voir en notre Père D... le Fra Angelico de notre petit couvent.

— Je suis trahi, dit ce religieux avec un sourire, mais je n’ai, hélas ! aucune des qualités du suave artiste de San-Marco. Oserais-je néanmoins vous prier de visiter mon atelier ?

Nous le suivons dans une petite salle exposée au Nord. Par le large vitrage, un panorama prestigieux s’aperçoit : dans le bas, la vallée profonde et son oued limoneux qui serpente à travers les lauriers-roses ; plus haut, les oliviers aux crinières argentées montent à l’assaut des pentes rocheuses ; encore plus haut, le Djurjura et ses dentelures éblouissantes d’une neige qui brille à facettes comme des gemmes sur un ciel d’outremer profond.

— Voilà le tableau de Dieu qui m’humilie chaque jour et me donne la mesure de mon ignorance de barbouilleur, dit humblement le religieux qui, bras croisés, considère la puissante montagne balafrée de vert, de carmin et de bleu par ses forêts, ses rocs et ses failles. — Et pourtant, reprend-il, lorsque, plusieurs heures chaque jour, j’ai fait ma classe à mes cinquante petits Kabyles et donné mes soins médicaux à leurs parens, c’est avec un bonheur profond que je me retire dans ce cabinet vitré, pompeusement appelé atelier, et que j’y copie quelque portrait de notre fondateur, le cardinal Lavigerie, afin d’envoyer cette toile à l’un de nos petits moustiers de Berbérie. D’autres fois, je hausse mon orgueil jusqu’à tenter de créer une scène religieuse. Saints infortunés, combien je vous maltraite ! Enfin, j’ose m’inspirer du paysage qui nous entoure, et comme je suis devenu presque un sauvage dans cette solitude africaine, je peins des toiles où les arbres, les plantes, les pierres, sont peut-être reproduits avec amour mais sans art. Ah ! Roger de la Pasture, grand peintre de ma race, tu devrais bien quelquefois me porter secours ! Qu’importe !