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Kabyles. Des pitons roux sont couronnés, sur leurs sommets, de bourgades de la nuance des mandarines et du corail. Les figuiers de Barbarie, en haies concentriques, forment des remparts épineux à ces villages qui s’affrontent et semblent se provoquer. Hier encore, en effet, les Kabyles se battaient de hameau à hameau et même de rue à rue. Aujourd’hui, les « çofs, » ces partis de mutualité offensive et défensive persistent toujours chez ces montagnards farouches. Aussi les « tsars, » ces vendettas, déciment encore certaines familles, et il n’est pas de mois où, dans l’un ou l’autre de ces hameaux, quelque personne ne soit victime d’un guet-apens. De village en village, pendant notre voyage, nous sommes passés à travers des affaires de meurtre de la journée ou de la veille.

Voilà la Berbérie que les Pères Blancs du cardinal Lavigerie voulurent conquérir à l’esprit de charité et à l’influence française [1].

Six mille habitans vivent agglomérés à Ighil-Ali en trois groupes, installés sur trois collines escarpées, qui donnent à ces quartiers des allures de forteresses. Et, à la vérité, ces divisions correspondent aux trois « çofs » qui se faisaient jadis une guerre perpétuelle. Les gens du faubourg de Tazaërt eussent été tués s’ils avaient eu l’audace de venir commercer avec les gens d’Ighil-Ali, et ceux-ci risquaient le poignard ou le plomb s’ils dépassaient d’une enjambée la porte qui marquait l’entrée du quartier de leurs voisins. Il fallait à ces citadins d’une même ville obtenir l’ « anaïa, » c’est-à-dire le sauf-conduit représenté par un gage que délivrait un notable ennemi.

Symboliquement, le couvent des Pères Blancs se trouve placé entre Tazaërt et Ighil-Ali, et il forme trait d’union. Son aspect n’est pas imposant. On le devine, une stricte économie présida à son érection, et les religieux ne cherchèrent pas à jouir des biens de ce monde, en ce lieu splendide pour un artiste amoureux de la montagne et de la féerie quotidienne de la lumière, mais déshérité, assoiffé, sinistre pour des Français accoutumés à notre aimable vie provinciale.

De la route qui continue vers les hauts plateaux de Sétif, il faut descendre par un chemin raide vers la cour extérieure bordée de murs, derrière lesquels se récréent une centaine

  1. Les Pères Blancs m’assurèrent qu’ils faisaient d’abord et avant tout œuvre de propagande française.