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avec quelle lassitude résignée les gens attendent, des heures durant, les bras pendans, à la porte des boulangeries, pour comprendre que le peuple turc, quoiqu’il souffre, n’aura pas l’énergie de manifester, qu’il est même incapable de bouger, tant qu’il ne sera pas réduit à la dernière extrémité. » Le gouvernement a la main sur tout, et la presse locale, qui ne daigne jamais s’occuper de l’état économique de la Turquie, a complètement cessé de relater les mouvemens de protestation qui ont eu lieu à Vienne et à Berlin contre la cherté des vivres.


VI

Les raisons de la longanimité britannique sur le chapitre du coton, durant la première année de guerre, doivent être cherchées aux Etats-Unis, où l’ouverture des hostilités fut le signal d’une crise terrible sur ce textile. En quelques semaines, son prix tomba de 70 centimes la livre à 40 centimes, puis à 30. La navigation suspendue, un groupe de corsaires allemands écumant les mers, la récolte nouvelle du coton, de 15 millions de balles, soit une valeur de plus de 5 milliards de francs aux cours de fin juillet, irréalisable ; l’industrie et le commerce dans les Etats du Sud s’arrêtant parce que les planteurs, sans argent, ne payaient plus personne ; les chemins de fer et les sociétés financières de la région suspendant par contre-coup leurs dividendes : tel était, à l’automne de 1914, l’état critique auquel on ne voyait pas de remède. Les uns demandaient au gouvernement de « valoriser » le coton, suivant le système brésilien du café ; d’autres préconisaient comme œuvre de solidarité sociale l’achat par chaque ménage américain d’une balle de coton, pour venir en aide aux concitoyens du Sud. Pour leur permettre d’attendre des jours meilleurs, les banques de Saint- Louis souscrivirent un prêt de 700, millions de francs, et l’on bâtit, en vue de loger ce coton, d’énormes hangars.

Si les Alliés, sans égard à cette mévente, avaient alors mis l’embargo sur le coton, ils auraient soulevé contre eux l’opinion encore hésitante aux Etats-Unis. Ils patientèrent donc, se bornant à mettre obstacle à l’importation directe en Allemagne, mais laissant les neutres l’approvisionner à leur aise ; si bien qu’au lieu de 2800 000 balles embarquées en 1913-1914 à destination des ports germaniques, il n’y en eut que 231 000 en