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agitait son pays à l’intérieur, il s’était détourné avec une irritation inquiète. Rien de plus constant chez lui que le dédain du parlementarisme et de la bureaucratie, que son mépris des hommes qui, parlant ou griffonnant, prétendaient diriger de Londres les volontés vaillantes et intelligentes éparses sur toutes les frontières de l’immense empire.

Rien en lui du pacifiste. Il aimait la guerre, il adorait les soldats, admirant par-dessus tout le courage et l’esprit de sacrifice. Il ne considérait d’ailleurs pas la prospérité matérielle comme un idéal, la jouissance ou le repos comme un but. Agir, tendre ses forces à les briser, c’était le seul bonheur qu’il reconnût. Il était le poète et le romancier de l’héroïsme. Mais son impérialisme se distinguait du pangermanisme par les conditions profondément différentes de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. L’Allemagne ne pouvait réaliser son rêve que par la guerre européenne et la conquête. L’Angleterre largement pourvue avait surtout à organiser ses possessions presque illimitées. D’autre part, l’esprit anglais d’individualisme s’opposait en lui à l’étatisme germanique. Pour Kipling, la vertu primordiale était l’initiative ; il exaltait le caractère plus que la science ; la discipline consentie, non la discipline machinale.

Aussi la guerre présente ne pouvait-elle pas être envisagée par lui avec le même courroux, la même angoisse, la même stupeur, que par les radicaux surpris au beau milieu de leurs rêveries pacifistes. Kipling y vit plutôt une secousse opportune donnée à des énergies qui commençaient à somnoler. Il l’accepta comme une chose inévitable et peut-être salutaire. Les deux peuples qui visaient à l’hégémonie devaient nécessairement un jour affronter leurs forces. Il n’y avait qu’à être le plus fort. Et sans doute il se fût abstenu de toute condamnation morale de l’ennemi, si celui-ci eût respecté les lois fondamentales dont pas même la guerre ne dispense.

La terre est une jungle, bien entendu. Elle n’est pas, probablement ne sera jamais, ce paradis que voient en songe les pacifistes et où les loups fraterniseront avec les agneaux. Mais vous savez que, même dans la jungle, il y a une loi, un bien et un mal, une vertu et un vice, une foi et une perfidie. Il est de certaines choses qui ne doivent pas y être faites. Or, les Allemands se sont mis hors de la loi de la jungle. Ce sont les chiens rouges, les Dholes, que tous les autres animaux se