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plus expérimentée et plus démocratique. Elle aura rompu avec ses habitudes d’acquiescence et de liberté chaotique. Son imagination aura été excitée à l’activité. Et il sera arrivé quelque chose d’analogue à toutes les communautés européennes.


Car c’est à l’Europe entière, sachons-le bien, que Wells étend le bienfait de la guerre dont nous jouissons. Etrange pacifiste qui s’est ainsi oublié un jour. On comprend mal qu’il ait pu revenir ensuite à ses rêves de paix éternelle. Et cette preuve s’ajoute aux indices déjà relevés pour montrer tout ce qu’il y a d’imaginatif chez ce systématique, de capricieux dans ce dévot de la science. Avec ses airs de laboratoire, il est l’homme le plus impatient d’expérimentation attentive, le plus emporté par sa verve, le plus conduit par la folle du logis. Cette constatation nous rendra peut-être moins prompts à croire en ses prophéties ou en ses panacées. Elle nous fait apparaître aussi la grande part de jeu intellectuel, — souvent bien entraînant et vivifiant, — qui subsiste dans son sérieux même. Si l’écrivain politique en est un peu endommagé, le romancier n’en souffrira pas.


Comme il y a l’antithèse de Shaw et de Chesterton, il y a celle de Wells et de Kipling. Celle-ci était depuis une quinzaine d’années un des lieux communs de la littérature anglaise. Elle s’est encore accentuée avec la guerre. Wells représente une réaction récente et violente contre les instincts et les traditions de l’Angleterre. Kipling représente l’Angleterre même. Tout ce qu’il y a de profond et de séculaire dans le sentiment national s’est condensé dans ses livres. La loi morale et sociale qui a régi le développement de l’Empire britannique a trouvé son expression merveilleusement imaginative dans les livres de la Jungle, — loi d’empirisme, de vaillance et de discipline, lutte constante contre les élémens de désordre et de violence trouble.

Très franchement Kipling a été de tout temps impérialiste et guerrier. Il avait une foi assurée dans l’hégémonie anglaise, avant que la menace du pangermanisme lui fût connue. Il croyait de toutes ses forces à la supériorité d’une nation, de sa nation. Son idéal a été une vie d’action incessante, d’énergie employée à la colonisation et à l’organisation de la terre : tâche d’honneur, mais aussi devoir redoutable, le lourd fardeau du blanc. De la fermentation démocratique et socialiste qui