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au moment où une descente allemande sur les côtes anglaises ne paraissait pas impossible. Il y préconise la levée en masse, la mobilisation instantanée de tout ce qu’il reste d’hommes non employés sur le front belge, des trop jeunes et des trop vieux, armés de carabines, employant pour se concentrer tous les véhicules imaginables. Les experts, c’est-à-dire les spécialistes, ont raillé cette idée, mais Wells rend aux experts dédain pour dédain :


Que les experts ne se fassent pas d’illusion sur ce que nous autres, gens ordinaires, nous ferons si nous trouvons un beau matin des soldats allemands sur le sol anglais. Nous nous battrons. Si nous ne pouvons pas nous battre avec des fusils, nous nous battrons avec des carabines de tir ; si nous ne pouvons pas nous battre d’après les règles de la guerre faites apparemment par les Allemands pour ligoter les experts militaires britanniques, nous nous battrons selon nos lumières intérieures. Il se présentera une multitude d’hommes et un nombre non petit de femmes, pour tirer sur les Allemands. Il sera impossible de les en empêcher après les histoires belges. Si les experts tentent de s’interposer avec leur pédantisme, nous tirerons sur les experts.


Sans doute, nous comprenons trop bien qu’à la pensée d’une invasion la souffrance s’exalte jusqu’à la frénésie. Mais que dire de ce mépris des experts, au fond duquel on aperçoit une foi effrénée en l’incompétence individuelle, un anarchisme infini ? Ce qui est ici particulièrement curieux, c’est que Wells s’était montré d’un bout à l’autre de ses œuvres partisan d’une organisation scientifique rigoureuse de la société, et que cette organisation ne se comprend guère sans experts, qu’elle est l’inverse même de cette improvisation militaire qu’il recommande ici. En somme, dans une heure de passion, Wells contredit sa pensée maîtresse.

Il y aurait quelque chose de pathétique dans sa situation présente si lui-même paraissait le moins du monde en souffrir. Lui qui eut pour idéal une société où les laboratoires remplaceraient les temples, où les savans tiendraient lieu de prêtres, où la vie sociale, matérielle et intellectuelle, serait dirigée par l’Etat socialiste puissant et instruit, il avait été conduit à proposer un modèle de perfectionnement national, qui ressemblait beaucoup plus à l’Allemagne des chimistes et des techniciens qu’à ce pays de l’empirisme, de la liberté hasardeuse, du progrès au petit bonheur qu’est l’Angleterre. Mais par momens,