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Shaw occupait la place de son ennemi sir Edward Grey au Ministère des Affaires étrangères au lieu d’être le premier comique de son pays.

Non seulement il est plus ingénu qu’il ne le pense, mais nous dirions, si nous n’avions peur de lui faire trop de peine, qu’il y a en lui un « jingo » qui s’ignore. Il est au fond de lui très convaincu que le grand, le premier rôle dans la guerre revient aux Anglais, que leurs soldats sont les meilleurs, qu’à eux il appartiendra de dicter les termes de la paix. Et au total, ses rancunes exhalées, ce frondeur n’a pas sur la conduite à tenir pendant la guerre des idées bien différentes de celles de la majorité. Ses griefs sont surtout rétrospectifs. Il estime que la lutte une fois engagée doit être menée jusqu’au bout sans fléchir. Il se sépare tout net d’un socialiste pacifiste comme Keir Hardie. Il entend qu’on fasse tout le nécessaire pour en finir avec le Kaiserisme. Sa conclusion, avec ses visions d’un millénaire diplomatique et social, avec l’entêtement qu’il met à choquer le lecteur, avec son mélange de trivialité et d’éloquence, ne manque ni de force, ni de grandeur :


Nous devons faire servir cette guerre à donner le coup de grâce à la diplomatie médiévale, à l’autocratie médiévale, à l’exportation anarchique du capital, et à convaincre le monde par sa conclusion que la démocratie est invincible, et que le militarisme est un sabre rouillé qui se brise dans la main. Nous devons rendre nos soldats libres et leur donner des foyers qui vaillent la peine de se battre pour les sauver. Et nous devons dépouiller les ordes guenilles de notre impeccabilité et nous battre en hommes qui ont tout à gagner, même un bon renom, nous inspirant et nous encourageant de nobles desseins bien définis (la noblesse dans l’abstrait ne beurre pas les navets), de manière à démontrer, à quelque prix que ce soit, que la guerre ne peut pas nous abattre, et que celui qui n’ose pas en appeler à notre conscience n’a rien à espérer de notre terreur.


A bon entendeur salut. Les Anglais sont malmenés, mais tout de même Shaw dit au Kaiser : N’y viens pas ! Et son attitude n’a guère varié dans les dix-huit mois qui ont suivi. Sa volonté de conclure ne s’est pas démentie. Il n’a modifié que ses animosités intérieures. Il lui faut toujours un adversaire, mais il en change. Au temps de ses campagnes dramatiques, il disait : « Moi et Shakspeare. » Ce fut ensuite, nous l’avons vu : « Moi et Grey. » Or il s’est avisé depuis d’un ministre entre tous populaire et qu’il y avait en conséquence plus d’éclat à attaquer, et il dit aujourd’hui : « Moi et Lloyd George. »