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Lui qui voudra tout à l’heure fonder la paix future du monde sur des contrats passés entre les grandes nations de l’Occident, il trouve tout aussi naturel que le chancelier allemand le geste qui déchira un chiffon de papier. Est-ce que tous les traités ne sont pas chiffons pareils et n’ont pas été mis en pièces tour à tour ? Shaw omet volontairement ce qu’il y eut de vraiment humain dans l’acte de l’Angleterre, non moins que toute la longue tradition politique qui détermina sa décision de secourir la Belgique. Toute cette partie de son argumentation serait à traiter simplement d’odieuse, si on consentait à la prendre au sérieux et si l’on n’y apercevait pas la grimace du pince-sans-rire qui cherche à « faire bondir » l’Angleterre.

Ainsi compromet-il par le voisinage de ce cynisme laborieux des boutades de meilleur aloi, comme celle où il proteste contre les Anglais trop satisfaits et trop pressés qui voudraient déjà porter sur leur poitrine l’inscription de « sauveurs des Belges » et réclame à la place pour les Belges celle de « sauveurs de l’Angleterre. » On lui concéderait aussi volontiers le droit de s’égayer un instant aux dépens des impérialistes notoires subitement oublieux de leurs doctrines : « Nous ne pouvons pas crier pendant des années que nous sommes de la race des bouledogues et puis brusquement poser pour les gazelles. » Il amuse quand il déconseille à l’Angleterre de se présenter au Congrès final dans l’attitude de « l’innocence maltraitée » (injured innocence), ou quand il s’accuse de gâter « la sainte image entourée d’un halo que le journaliste britannique chauvin voit juste en ce moment quand il regarde dans le miroir. » Ce sont là coups d’épingle à l’amour-propre humain, peut-être inopportuns, mais permis au moraliste.

Ce grand railleur de fadaises est-il lui-même sans ses momens de naïveté ? Examinant les raisons pour lesquelles l’Angleterre aurait pu rester en dehors du conflit et attendre que l’Allemagne, ses autres ennemis vaincus, l’attaque à son tour, ne s’écrie-t-il pas :


Pourquoi ne pas compter sur notre marine, sur l’extrême improbabilité que l’Allemagne, si triomphante qu’elle soit, fasse à son peuple dans la même génération deux appels aussi terribles que ceux de la guerre ? Pourquoi ne pas compter sur la sympathie des vaincus, et sur l’appui de l’opinion publique en Amérique et en Europe quand notre tour serait venu ?


On aurait lieu de trembler pour le salut de l’Angleterre si